vendredi 2 novembre 2012

LITTERATURE BENINOISE-BINAZON


By agenceasp on janvier 23, 2010



LA LIGNE DU DESTIN DE ROMUALD BINAZON : UN MONDE DE VENDETTA ET DE FANTASMES INASSOUVIS


On prend Romuald Binazon pour un journaliste officiant au quotidien d’État, la Nation. On le prend également pour un artiste chanteur qui, avec sa « saison d’amour » réussit à séduire le cœur de quelques mélomanes.

« Binaro » pour les intimes, au delà de tous ses talents journalistiques et musicaux se trouve être un artiste dans tous les sens du terme. Depuis 1998 en effet, il a fait son entrée dans le monde très privilégié des écrivains béninois. Dramaturge avec la traîtrise, nouvelliste avec Politicailleries, il est aussi romancier avec la ligne du destin

Ce roman de 127 pages, préfacé par Dénis AVIMADJESSI, installe le lecteur dans un village nommé Enagnon.

RESUME DE L’ŒUVREAlougba, jeune fille d’une vingtaine d’années vit dans le village Enagnon avec ses deux parents, dont elle a la charge. Un jour, alors qu’elle se rendait comme chaque matin dans son champ, elle y aperçut Agossou, un prétendant qui n’hésita pas à révéler ses intentions. Alougba, sans trop de résistance, trouva l’occasion propice et accepta son bienfaiteur comme amant. Mais le chemin vers la jouissance de ce bonheur est tellement rempli d’embûches qu’il ne sera jamais vécu. En effet, le vieux Koutata, présenté comme un malfaiteur endurci avait déjà posé ses yeux sur Alougba. Il convoqua une réunion familiale au cours de laquelle il annonça sa décision de convoler pour une troisième fois en nouvelles noces. Mais aidée par ses parents, la belle Alougba défie ouvertement le vieux Koutata et annonce son mariage prochain avec le jeune Agossou, fils d’un grand féticheur. Une guerre occulte et ouverte s’est engagée alors entre les trois familles, celle de Koutata, d’Agossou et d’Alougba.

Après le vol des éléments constitutifs de la dot, vol commandité par Koutata et exécuté par son fils Coovi avec l’aide d’une bande de brigands, Agossou dut reporter le mariage en accord avec la famille d’Alougba. Mais alors que toutes les bombes occultes de Koutata échouèrent et que le jour du mariage arriva, Koutata invoqua le dieu Tonnerre pour empêcher cette union. Il eut alors pluie toute la journée et même toute la nuit si les adeptes de ce dieu ne firent pas foudroyer un arbre qui se trouvait au portail du malfaiteur pour arrêter la pluie. La célébration du mariage commença donc vers vingt deux heures avec faste. Mais c’était sans compter avec le vieux Koutata qui appliqua comme l’a dit le narrateur cet adage populaire : « celui qui est invulnérable aux gris-gris ne l’est pas aux coups de bâton. »

Avec une barre de fer, il transperça le ventre du jeune Agossou au moment même où celui-ci s’apprêtait à recevoir la main de sa bien aimée. La foule en furie le poursuivit et le lyncha sur-le-champ. Un coup de froid est porté à cette cérémonie et Alougba fut faite veuve avant son mariage. Ironie du sort, c’est vers le fils de cet assassin que le destin la conduisit. Todéma, jeune professeur venu en vacances pour enterrer son frère, dut également enterrer son père et hériter de sa jeune épouse Tovèton. Mais il rejeta les avances de cette jeune femme. Après des hésitations – Todéma étant l’ami d’Agossou- Alougba, encouragée par sa mère et Tovèton qui entre temps lâcha prise- dut accepter Todéma comme son futur époux.

1- UN UNIVERS DE VENDETTA



Le récit de ce roman linéaire, présenté par un narrateur hétérodiégétique est de focalisation zéro. Il a pour cadre un espace assez ouvert, c’est-à-dire que le lecteur est promené du village Enagnon vers ses voisins Houssagon et Sonou et ensuite vers la ville. Todéma a été présenté en pleine réflexion dans le véhicule qui le conduisait vers cette ville qui n’eut jamais de nom et qui est son lieu de travail.

Ce point de vue omniscient du narrateur et la non restriction de l’espace sont favorables à l’accomplissement aisé de tous les actes des personnages. La grande remarque cependant est que tous ces actes évoluent comme pour n’atteindre qu’un seul objectif : la vengeance.

Le roman fonctionne comme si chaque action répondait à une autre. Ces réponses sont à la fois ouvertes et tacites.

1-1-Les vengeances ouvertes



Depuis la réunion familiale au cours de laquelle Koutata demanda la main d’Alougba, les actes de vengeance se sont succédé. Pas moins de onze événements répondant à d’autres se sont déroulés de façon très ouverte.

Pour venger la défiance publique lancée à son père par Alougba et Agossou, Coovi a organisé sa bande de brigands. La dot achetée par Bokonon très chèrement a été ainsi volée.

Les conséquences de cet acte n’ont pas tardé à tomber. Car, en réponse, Bokonon, redoutable féticheur accomplit la deuxième vengeance du roman. Il a mandaté un serpent noir pour régler le compte de Coovi. Mais loin de prendre peur, ce vieux Koutata, avec l’invocation de ses puissances mystiques réussit à tuer le serpent et l’envoya à Bokonon sous plis fermé.

La quatrième vengeance vient de ce message envoyé par Koutata. Bokonon répondit à la puissance maléfique par la puissance protectrice. Toutes les deux familles impliquées dans ce mariage ont été réunies chez Bokonon et de grandes cérémonies furent organisées toute une nuit au cours de laquelle des paroles incantatoires fusèrent de partout. Elles ont même consommé la viande de chien pour consacrer leur invincibilité aux forces maléfiques.

Les brigands ont récolté les fruits de cette protection en perdant l’un des leurs. En leur sein, s’est produite ensuite la sixième vengeance avec Vozin qui, en réponse à un coup de poing reçu en plein visage, punit son auteur Sambi en faisant cogner sa tête contre un objet métallique.

Bossou qui a suivi la scène de loin, vengea son cousin Agossou en alertant la police qui se mit aussitôt à leurs trousses.

C’est Koutata qui accomplit la huitième vengeance. En effet, pour contrer l’entêtement des deux familles à marier malgré tout leurs enfants, ce vieux fit appel au dieu Tonnerre.

Les adeptes de ce dieu répliquèrent à cette diabolisation en arrêtant la pluie et en foudroyant l’arbre au portail de Koutata.

Le dixième acte de vengeance porte toujours la signature du vieux Koutata qui n’a pas voulu démordre. Il choisit d’y aller de main forte en abattant froidement le jeune Agossou.

A cet assassinat, le onzième acte de vengeance ouverte s’en est suivi. Les villageois, attristés et mis en courroux par la mort tragique de ce jeune, mirent fin aux jours de Koutata.

Au delà de ces onze vengeances ouvertes se sont accomplies d’autres moins directes.

1-2- Les vengeances tacites

En réponse à la réputation négative de son père, Todéma, le fils rebelle de Koutata, brûla tous les fétiches de la maison, changea son aspect physique pour faire oublier l’image de son père. Le corps de son père a même été inhumé en dehors de la concession. Le rejet de sa femme Tovèton qui devait lui revenir est un acte de vengeance. Car, malgré la jeunesse de celle-ci, l’idée que le vieux koutata ait été son mari ne plut pas du tout à Todéma.

Le mariage avec Alougba est aussi une revanche prise non seulement par lui mais aussi par Alougba elle-même.

Tovèton, de son côté prit sa revanche d’une part sur la tradition en se mariant à un jeune fonctionnaire Areba Joslin et de l’autre sur sa tante qui l’aida à se marier avec le vieux Koutata.

Aussi, derrière tous ces coups bas se cachent plein de frustrations, de désirs non accomplis.

2- DES FANTASMES INASSOUVIS




La jeune Alougba avait deux désirs ardents : se trouver un homme convenable et ne pas abandonner dans le même temps ses parents vieillissants. Mais aucun de ses vœux ne semble parfaitement satisfait. Le seul homme sur qu’elle a aimé et était prête à affronter monts et vallées pour s’unir à lui a été fauché par la mort. Cet assassinat inexpliqué a mis fin à de nombreux fantasmes/

Malgré toutes les actions qu’elle a menées : braver la tradition-veiller toute une nuit en mangeant la viande de chien, Alougba n’a pu assouvir cette soif de convoler en noces avec cet homme librement choisi et prêt à l’aider dans tout ce qu’elle entreprend.

Elle n’eut plus aucune envie par la suite. Car ce mariage avec Todéma n’est fait que pour ne pas rester fille. La preuve, est qu’elle y a été incitée par sa mère. Pis, elle n’était pas prête à affronter Tovèton. C’est donc un mariage raisonné qui ne tient pas compte forcément des sentiments. Aussi, Todéma a-t-il aménagé sa maison pour s’y installer avec elle alors qu’elle avait pour souci premier de ne pas abandonner ses parents et Agossou devait l’aider dans ce sens. Mais Todéma n’y a même pas réfléchi.

En mourant, Agossou a enterré avec lui tous ses fantasmes. En dépit des sacrifices engloutis-labourer le champ d’Alougba- préparer une dot énorme- affronter le vieux Koutata-il dut tout abandonner.

Le vieux Koutata qui, non content d’avoir la belle Tovèton, qu’il n’arrivait d’ailleurs pas à satisfaire, voulut épouser Alougba, butta contre une résistance farouche de son rival Agossou.

Tovèton avait également des fantasmes. En effet, elle avait librement choisi Koutata et ceci contre la volonté de ses parents. Mais les bons moments passés se sont transformés en grossesse et ont conduit au mariage. Celui-ci ne dura pas car Koutata a été lynché. Ensuite elle voulait se conformer à la tradition en s’accrochant à Todéma. Elle s’est même humiliée en s’allongeant toute nue dans le lit de celui-ci. Mais rien n’y fit. Elle resta aussi sur sa soif.

Les désirs et fantasmes des personnages peuvent se retrouver dans le schéma actanciel de Greimas que voici.

Schéma actanciel de Greimas appliqué à la ligne du destin

Ce schéma place Alougba au cœur de l’ouvrage avec pour objet, l’amour du jeune Agossou. Elle désire ce bonheur et c’est elle-même qui se donne les moyens pour y arriver. Mais elle ne sera pas la seule à en bénéficier. C’est pour cela que ses parents se trouvent être également les destinataires. Elle a plusieurs amis qui devraient l’aider dans l’accomplissement de cette mission. Agossou en premier, ensuite son père Bokonon sont les personnes sur lesquelles elle pouvait compter. Ses deux parents et Todéma y ont contribué également. Mais le non accomplissement de ce désir a pour cause principale l’abondance des opposants qui ne sont pas des moindres : le redoutable malfaiteur Koutata, et notamment le destin sont responsables de la non satisfaction de ce désir. L’eau, à travers la forte pluie qui le rendit malade au début du récit et celle qui retarda le mariage est ici considérée comme opposant. La nuit constitue également un frein au bonheur d’Alougba. En effet, c’est certainement elle qui a empêché les villageois de voir venir ce vilain geste de Koutata. L’obscurité a été le complice de ce vieux qui accomplit son forfait sans aucune résistance.

Ce schéma révèle qu’aucun objectif premier de ces personnages n’a été atteint. Le choix fait par l’auteur de tourner dos à la tradition explique peut-être ceci.

3- UN ROMAN ICONOCLASTE




La ligne du destin se déroule dans un espace de paradoxe. Le décor purement traditionnel au début s’est révélé ensuite moderne avec des boissons rafraîchissantes, de la musique distillée par des magnétophones, l’existence d’une école primaire et d’un cours de soir pour adulte. En effet le décor champêtre au départ contraste bien avec celui du dénouement alors que l’histoire s’est déroulée en au plus deux mois. Ce changement brusque commence à la page 28 où contre toute attente le narrateur évoque un jour de la semaine : lundi. Tout se passait sans précision de jour. Ce choix du narrateur bascule le lecteur dans un univers moderne où l’on peut s’attendre à la destruction de la tradition. Elle commence par le refus de Sounouvou et de Nanfi de se soumettre aux décisions du conseil de famille. Ce choix audacieux contraste cependant avec les pratiques courantes. Car si dans les romans comme Sous l’orage de Seydou Badian, la fille s’oppose aux décisions familiales, ce n’est pas en comptant sur ses parents ou du moins sur son père. Ici, non seulement Sounouvou a acquiescé ce fait mais aussi était prêt à célébrer ce mariage même sans dot après le vol de celui-ci.

L’assassinat d’Agossou même par la main est un défi que le narrateur lance aux forces occultes. En effet, rien ne prédestinait Agossou à la mort. Sous la protection de son père Bokonon qui montra sa force de frappe en envoyant un serpent noir en mission qui prit toutes les dispositions pour que rien n’arrive à aucun des membres des deux familles, il ne pouvait pas mourir aussi facilement. L’auteur montre qu’en réalité toutes ces précautions n’ont servi à rien. La preuve est que Koutata a réussi à faire tomber une pluie mystérieuse toute la journée où le mariage devait être célébré et une bonne partie de la nuit. Mais lui non plus n’a eu le dessus puisque la pluie a été arrêtée par les adeptes du dieu Tonnerre qui eux non plus n’ont réussi à protéger Agossou.

Ce qui est réellement contradictoire est qu’en même temps qu’il donne une force énorme à l’occultisme, il révèle qu’il ne peut réussir indéfiniment. La destruction des fétiches de Koutata par son fils Todéma en est une illustration. En effet, Todéma est pris pour un chrétien qui n’a pas peur de ces choses –là. Mais même la mort du vieux Koutata ne peut justifier cet acte iconoclaste. Les adeptes du dieu Tonnerre sont encore dans le village et ils ne sauraient accepter cette destruction. Non seulement le narrateur n’en dit rien mais il va jusqu’à présenter cette maison comme neuve après cet acte. Alors que des ouvrages tels que L’initié d’Olympe Bhêly Quenum- Les contes d’Amadou Koumba de Birago Diop dans lequel notamment Sarzan devint fou après avoir détruit les fétiches de son village- luttent pour la sauvegarde de ces dieux protecteurs, il est étonnant que Romuald Binazon ait fait ce choix.

Pis, lorsque la tante de Tovèton lui remit une poudre pour apprivoiser l’âme de Todéma, la raison évoquée par celle-ci est celle de la religion chrétienne à l’antipode de toute pratique de ce genre. Le narrateur précise cependant que même en l’absence de la tante, elle savait que le rituel n’a pas été exécuté. Sa force lui permettait de voir des signes qu’elle n’a pas eus.

Un autre fait, évoqué dans le roman, atteste du désir de l’auteur d’enterrer définitivement la tradition. En effet, pour rendre Alougba épousable par le jeune professeur et chrétien de surcroît, l’auteur lui a fait apprendre à lire et à écrire le français. On se croit encore à l’époque des écrivains de la première génération tels que Félix Couchoro- c’est Gabriel dans l’esclave, intellectuel et chrétien qui ramena la paix dans la famille Komlangan- où il fallait inciter les Africains à s’alphabétiser en français et à rejeter toutes leurs pratiques traitées de « féticio » d’où le mot fétiche.

C’est notamment ce progrès d’Alougba qui encouragea Todéma à l’accepter comme épouse. Tovèton qui est aussi instruite a été mariée à un fonctionnaire.

Sur ce plan, cette œuvre de Romuald Binazon, à l’instar du fils du fétiche de David Ananou, a été réellement publiée à une époque qui n’était pas la sienne.

Le choix des noms en adéquation avec leur personnage est cependant à mettre à l’actif de l’auteur.

4-UN CHOIX ONOMASTIQUE ADEQUAT

Romuald est Béninois d’Abomey et sa langue maternelle se trouve être le Fon. Cette réalité a certainement influencé le choix des noms des personnages. Ainsi, suivant les pas d’Eustache Prudencio qui rejeta son nom de baptême chrétien (Eustache) et revendiqua le sien propre (Adétona), il prit des noms à résonnances africaines.

Agossou est un nom traditionnel donné à un enfant qui naît par les pieds. C’est également un nom que la croyance populaire attribue à homme « bête », une personne dont l’intelligence n’est pas développée. En effet, malgré son charme envers Alougba et tout ce qu’il a consenti, il a manqué de tact pour savoir qu’on ne peut affronter et en sortir vainqueur un vieux aussi rusé que Koutata. Il a été tué bêtement. Car malgré tout ce qui lui est arrivé, il n’a pris aucune mesure sécuritaire réelle.

Contrairement à lui, on pouvait s’attendre à la mort de Koutata. En effet le nom signifie « mort pour rien ». Cela veut dire qu’il est destiné à mourir bêtement alors qu’il aurait pu l’éviter.

Sounouvou désigne un brave homme c’est-à-dire un homme capable d’affronter n’importe quoi pour atteindre ses objectifs. On l’a vu braver la tradition à maintes reprises.

Todéma-la feuille du palmier marin, susceptible à tout vent. Ceci explique l’inconstance de ce personnage dont le cœur balançait entre Tovèton et Alougba.

Tovèton voudra bien signifier « à cause de sa récalcitrante ». Elle a désobéit à ses parents et les conséquences ont été assez néfastes pour elle.

En définitive, la ligne du destin est une œuvre de Romuald Binazon qui installe le lecteur au cœur des rivalités traditionnelles qui entourent les mariages. Les forces occultes abondamment appelées en renfort peignent les réalités africaines même si l’auteur a décidé de les détruire et d’orienter les lecteurs vers le christianisme et l’école française. Cette ligne qu’on dit du destin est vraiment tortueuse et s’oppose à celle de Roméo et Juliette ou bien à celle de Doguicimi et du Prince Toffa. Dans ces deux cas en effet, les amants moururent. Mais ici, seul Agossou a été tué. Alougba a pu refaire sa vie avec un autre. Peut-être que l’auteur veut témoigner son attachement à ce personnage qui porte le même prénom que sa mère (Marie Alougba AHONONOU ) .

Agence Sud Presse/ Anicet Fyoton MEGNIGBETO

Professeur de lettres modernes

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