mardi 7 janvier 2020

Théâtre Bénin: Le sang sucré d'Emile Elomon


Lire la Préface de Daté Atavito Barnabé-Akayi
La guerre est-elle fatale ?




Tout dramaturge cherche désespérément à installer, dans un espace fictionnel ou référentiel, une vie paradisiaque (symbole d’un spectacle vivant), en vue de permettre au cerveau du spectateur – ou du lecteur – d’esquisser  un rire non forcé, spontané, naturel ou une réflexion approfondie sur sa propre existence tant le monde réel tel qu’il s’offre à lui privilégie les cannibales, qui est semblable à une maison de squelettes, à un plat fumant d’ossements, à une coupe de sang d’hommes égorgés ou éventrés que boivent les gardiens de la Paix et de la Défense des droits de la personne humaine que sont les Chefs d’État et leurs acolytes tutélaires ou tétraplégiques. Émile Élomon semble avoir signé un contrat avec son public dans la description des horreurs et des terreurs sociopolitiques qui envahissent la terre, et à s’en tenir aux toponymes et à quelque onomastique, la terre africaine, notamment ivoirienne.
L’axe dramatique est tracé autour de la guerre avec de microtraces d’histoire pathétique et tragique comme dans le théâtre élisabéthain, lequel a permis au Colonel de se faire politologue et polémologue. Politologue, Émile Élomon s’incruste dans les relations internationales, efface la suprématie du président de la république de Domy-Pardy (il ne prendra la parole qu’une seule fois dans toute la pièce) et s’interroge sur la puissance des diplomates étrangers qui, imbibés d’hypocrisie et prenant les Africains belligérants pour des pantins, les font faire leur volonté. Polémologue, il passe au peigne fin la vie atroce des orphelins de guerre, des veuves, et en l’occurrence, des jeunes gens qui brûlent leurs angoisses dans l’éthyle. Et c’est par la langue d’un fou que l’auteur crache sa révolte et son indignation sur la jeunesse censée rétablir l’ordre, laquelle se perd. C’est encore le fou qui prend en main la survie des enfants rescapés. Sans doute pour Élomon, à l’instar d’autres écrivains compatriotes comme Apollinaire Agbazahou (Cf. Le fou de La bataille du trône), la folie, connotant ici, la raison – donc le dialogue –, est la voie possible pour le retour à la paix.
Le sang sucré se veut alors une pièce théâtrale où domine le dialogue ou le récit au détriment des actions meurtrières : on peut y voir la bienséance exigée du classicisme. Mais l’auteur semble fatigué des fratricides, des génocides, et imposer un réseau de conversation, d’affrontement d’idées où avant que ne prennent la parole les guides spirituels de toutes obédiences, même les personnages, les plus haïssables, dévidés d’humanité et semblables aux marionnettes fabriquées pour soutenir les actions du mal et pour exhorter les autres hoquets du même acabit à l’extermination de l’ethnie sœur et adverse, tiennent des propos cohérents et laissent voir toute leur lucidité, donc leurs responsabilités dans le conflit, comme le souligne un rebelle, faux militaire, qui s’est impunément octroyé le titre de Maréchal dit Petit Caillou :  
« Les dirigeants africains ne sont en réalité que des marionnettes que les Américains ou les Européens font mouvoir à leur rythme et selon la cadence qu’ils veulent bien lui imposer. Bref ! Ce qui urge actuellement, c’est le combat contre le vol de la chose publique, la corruption effrénée des hommes à la tête de l’État, l’enrichissement illicite des hommes politiques, le détournement éhonté des fonds de l’État, l’arrogance généralisée des dirigeants et l’exclusion ethnicisée d’une frange de la population. Nous devons d’abord faire le ménage dans notre maison avant de nous préoccuper de l’état de la cour du voisin. Les Puissances  du monde, il vaudrait mieux aujourd’hui les avoir avec soi que de les avoir contre soi. »
A propos des personnages responsables ou victimes de la guerre, et de leur psychologie ou de leur symbolisme, l’auteur semble les investir d’un langage digne de leur rang social. La créolisation ou le soutenu du langage n’implique pas seulement le réalisme belliqueux des antagonistes, elle connote leur lacération psychologique ou leur volonté de puissance. Et quant à leur nombre insondable, Émile Élomon, dès sa première pièce théâtrale L’appel des Esprits, rappelle Vinaver dont la pièce Par-dessus bord  écrite en 1967 héberge une cinquantaine de personnages. Le sang sucré, par le nombre impressionnant de ses personnages, s’inscrit dans la même école avec une pléthore d’espaces : Émile Élomon veut sans doute faire lire sa pièce par un réalisateur plutôt que par un metteur en scène dans la mesure où cette pièce difficilement vendable à l’étranger (sauf en cas de cumul de rôles) indique que le dramaturge procédant à une thérapie cathartique, pousse bien loin de sa conscience qui a vécu en live jusqu’à quel point l’homme peut ressembler à l’animal, et donne à voir cet effroi en image mais en image mobile et fictive. L’écrivain apparaît tiraillé, partagé entre un univers où le Bien se solde par la mort au même titre que le mal et un monde où les méchants vivent heureux et meurent parfois heureux.
La guerre, pour Élomon, est fondamentalement à proscrire de la vie, quoiqu’à la beuverie neuvième, supposée être la dernière, une nouvelle guerre éclate, plongeant les habitants de Domy-Pardy, le spectateur, le cinéphile, ou le lecteur dans un éternel questionnement philosophique : même avec des dirigeants responsables, pacifiques, et pacifistes, la guerre est-elle fatale, et donc inhérente à l’existence humaine ? Si elle est nécessaire, rapporte-t-elle plus d’épanouissement à l’espèce humaine ?


Daté Atavito Barnabé-Akayi,
Accra, entre Côte d’Ivoire et Togo
(deux pays qui savent de quoi il est question),
le 16 août 2013