mercredi 16 janvier 2013



Onomatopée d’un monde aux abois

Armand Adjagbo, sans être Issifou Dramani, récidive. Et ses mots pour corriger les maux, le confirment dans ce choix fait de rester à l’écoute du peuple et avec lui. Slamodrome, mieux que Délices D’épices, installe l’auteur, dans ce genre poétique qu’il est en train d’adopter définitivement, en témoigne l’absence, dans cette présente édition d’une deuxième partie consacrée à quelques textes poétiques écrits de façon éparse dans le premier ouvrage.  S’il a donc semblé avoir tergiversé dans son premier ouvrage, le slameur, sait désormais où il va. Dans les pas de Marc Kelly Smith, il opère très lentement mais assurément des pas de géant dans ce monde d’audacieux, soucieux du bien- être de leurs concitoyens et capables de dénoncer, au prix de leur vie les écueils qui entravent l’épanouissement juvénile, que dis-je, humain.
Ayant lu La Fontaine et l’histoire littéraire du XVIIème siècle français, le poète sait avant tout, dire haut les anicroches politiques sans les nommer.  Hugolien et Césairien endurci, Armand Adjagbo, s’attaque ici tout sans la moindre retenue. De la politique à la religion, en passant par le social et le lyrique, rien n’aura été laissé aux oubliettes.
Par ailleurs, si les lecteurs pouvaient faire un reproche à Délices d’épices, c’est bien qu’il s’est contenté de l’actualité nationale. Mais cette fois-ci, ils sont comblés avec une incursion dans cet univers international enclin à des dérives énormes, hégémoniques, politiques et religieuses.
Mais avant d’évoquer cette envergure imprimée à l’ouvrage, une mise au point de ma part me semble indispensable.
Armand Adjagbo sait, en effet, que sur cette question des révolutions arabes, nos points de vue ne concordent pas. Fan du XVIII ème siècle français, je sais surtout qu'un peuple bâillonné est avant tout, un peuple qui se meurt lentement et que, même avec la plus grande richesse, un homme qui manque de liberté d'action et d'expression ne saurait être heureux. Et ce n'est pas parce que j'écris cette préface depuis Tunis, berceau de ce printemps arabe, que je me conforte davantage dans cette logique. Je crois avant tout que l'homme, n'est rien d'autre que sa liberté.
Que le slameur veuille que je lui écrive une préface à une œuvre où, (ou) vertement, il s'en prend à l'Occident pour avoir soutenu les peuples arabes dans leur printemps c’est, ce me semble, un piège tendu,  dans lequel je ne tomberai pas ; non pas par une fuite en avant mais surtout parce que les  arguments développés ne manquent pas de pertinence.
Le monde, en effet, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et la chute du mur de Berlin marquant le terme de la guerre froide où Soviétiques et Américains s’affrontaient par États interposés, n’a connu autant de remous socio-politiques et religieux qu’actuellement. Un clivage net se trace désormais, entre ceux que Georges W. Bush, Président des Etats-Unis (2000-2008) a, à tort ou à raison, appelés « l’Axe du mal » et le monde occidental. La civilisation occidentale, chrétienne,  qui a atteint son apogée de liberté depuis le XVIIIe siècle avec les grands philosophes tels que Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Voltaire… qui ont conduit à la révolution française de 1789, consacrant le déclin de la royauté, se décide d’imposer cette vision politique à tous les peuples orientaux, musulmans. Et, le choc s’installe, non pas au niveau des civilisations, mais précisément au niveau des religions, avec le 11 septembre 2001 comme point culminant. Mais ce qui, le plus, met en courroux, l'Orient et fait accentuer les tensions, c'est que l’Occident, loin de la version politique officiellement déclarée dans cette lutte, œuvre pour des fins économiques inavouées, en témoigne le choix des États attaqués, les plus riches en sous-sol, et qui refusent de le partager, non, de le donner gratuitement. Le seul exemple pour s'en convaincre est que l'Arabie Saoudite, même étant un royaume, n'a jamais été inquiétée par ces tensions. L'Occident semble ne viser que ses intérêts quand il s'en prend à un pays. Et toutes les puissances, même avec des visions divergentes finissent toujours par s'entendre, parce que des propositions mirobolantes de partage de la manne du pays se font.
« Si tu me donnes beaucoup de blé,
 Moi je fais la guerre à tes côtés
Si tu me laisses extraire ton or,
 Moi je t'aide à mettre le général dehors.»
 chantait l‘artiste musicien ivoirien Tiken Jah Fakoly dans Plus rien ne m’étonne.
Je sais donc avant tout que le slameur, comme beaucoup d'autres ont d'énormes justifications à leur position antioccidentale.
Mais au-delà du fond de ce texte qui pourrait susciter des polémiques, j'aimerais inviter à s'attarder sur le style qui ne laisse personne indifférent. Morceau choisi de la belle salade linguistique :
« Le sol libyen constipé ploie
Sous le poids des cadavres qu’on fit
Pour noircir Kadhafi».
Cette image même lugubre garde toute sa beauté de ce que l'on pourrait appeler « allégorie de Kadhafi ». En effet, chacun des mots de cette séquence est fortement connoté. Le « sol » à la place du sous-sol incarne toute cette profusion de ressources diversifiées dont dispose le pays. Ceci, notamment renforcé par la présence du participe passé « constipé » qui consolide la thèse d'abondance extrême. La Libye en effet comme la RDC (République démocratique du Congo) est un accident géographique et géologique qui combine tout ce qu'un sous-sol peut avoir comme valeur. Le pays est si riche qu'il ne sait plus quoi faire de ses biens.
La belle plongée dans cet univers de pétro-dollar ne sera que le prétexte pour fustiger ces révolutions arabes fortement soutenues par l’Occident, France et Etats-Unis en tête. A la place de « révolutions », l’auteur trouve que  ce sont des « révolues solutions » agissant ainsi sur la phonétique pour obtenir des terminologies nouvelles battant en brèche tout l’argumentaire développé pour applaudir ces changements de pouvoir dans le monde arabo musulman.
 Et le lexique du lugubre s’enchaîne pour peindre d’un pinceau noir, tout ce que l’Occident a applaudi et a fait voir en blanc :
démocratie à prix de sang/Qui broie l’innocent/ Démocratie vendue à la criée/Qui boit du sang/ Se nourrit de chair/Et danse la musique des armes/Avec des soutiens en armes/ Pondeuses de charniers… du sang argent liquide/ Du cadavre billet craquant… Il y a là de la matière à avoir la chair de poule.
Dans cette même verve au plan national, les mots pour reprendre l’actualité, sont autant durs qu’accrocheurs. Il s’agit pour une bonne partie d’une apostrophe adressée à un « fantôme rebelle ».  Fantôme rebelle tout simplement parce qu’il s’agit d’une victime d’assassinat qui refuse de laisser tranquille. Son âme est en permanence là, qui hante. C’est une apostrophe qui vire pratiquement au délire car, elle part de tentative d’explication de l’acte à une culpabilisation profonde et sincère ; mais prend l’allure aussitôt d’imprécation, de profération de puissance, détaillant au passage les nombreuses malices dont on fait preuve pour déjouer les coups politiques et demeurer toujours seul maître à bord. Le cœur même du pouvoir politique est atteint, décortiqué pour permettre de comprendre qu’en réalité l’écrivain congolais Henri Lopès a raison lorsqu’il a affirmé dans « Sans tam-tam » :
« Nous nous jetons sur le pouvoir pour le pouvoir, l’esclave ne s’affranchit plus pour libérer de l’esclavage, mais pour devenir maître d’esclaves. »
L’allégorie des trois frères insérée dans le texte sous forme de conte, est cependant là, en bon conseil pour ceux-là qui croient que, une fois au sommet, ils peuvent laisser tomber de la fiente sur la tête des autres. L’heure de la descente viendra, où ils n’auront plus personne, semble indiquer l’auteur. « La roche tarpéienne n’est pas loin du capitole ». a-t-il signalé. Ainsi, tel G G Vickey, l’auteur convoque la conscience de ceux qui se surestiment  à l’instar de « Jeannette » dans la chanson Vickey est mort. Les dirigeants politiques doivent comprendre qu’il y a un temps pour tout et que le même peuple qui a applaudi aujourd’hui, est le même qui peut lancer la pierre, le jour suivant.
Heureusement dans cette atmosphère très amère, le slameur trouve un espace pour se mettre en scène. Mais ce sera encore pour se plonger dans, tel Lamartine dans une tristesse profonde, mélancolique, voyant l’âme sœur en danger. L’image du Christ sur le Golgotha est bien révélatrice de cette douleur de l’auteur de voir sa moitié peut épanouie.  En effet ce passage lyrique s’inscrit autant que les autres dans un univers amer, pas lugubre cependant.  Car, il semble exprimer l’éternité de ce feu dont les cendres encore incandescentes refusent de s’éteindre. L’espoir atemporel auquel il invite, les moments heureux ressassés, cette foi en l’avenir concourent à confiner l’auteur dans le ce lyrisme.  
Je ne saurais finir cette incursion que l’auteur me permet de faire dans son œuvre dans cette ambiance terne. Car, avant tout, s’il s’acharne à démontrer un monde aux abois, ce n’est point de sa faute. Que peut-on face à la réalité ! Je pense que c’est une contribution assez heureuse, annonciatrice comme une hirondelle, d’un printemps, non arabe, mais humaniste, qui ne saura être ni téléguidé, ni détourné par les extrémistes occidentaux avec leurs films et caricatures, ni par les Islamistes avec leurs assassinats et autres attentats à la bombe. Je voudrais ainsi retrouver cet espoir à travers le titre de l’ouvrage, original, dont je tente ici, quelques explications.
 « Slamodrome » est en effet un néologisme qui combine[U1]  deux mots, « slam », le genre du texte et « drome », affixe français qui signifie course, mouvement et qui en Anglais, peut se lire « drum » tam-tam. A travers cet instrument rythmé qui invite à la danse, c'est l'image du mouvement qui demeure. Le slameur avec cette combinaison voudra proposer une piste de réflexion sur laquelle il invite les jeunes de la « génération consciente » de ce siècle de liberté, à éclore la parole et à ne plus demeurer des éternels assistés, des spectateurs passifs ou « joyeux » de ces mélodrames, ces « belles tragi-comédies » comme il l'a écrit, qui se jouent au sommet de nos États. C'est aussi, une manière pour lui d'indiquer une nouvelle voie, une option neuve choisie désormais pour communier avec le peuple.
C’est enfin, un cri d’espoir qui conforte chaque jeune dans un monde qui n’a d’autres refrains actuellement que le lexique de la terreur. Cri d’espoir pour faire taire « les balles » comme le demande Eustache Prudencio « Que les balles se taisent » (dans violence de la race) Et pour entonner comme G G Vickey, « La roue tournera ».
Fyoton Anicet MEGNIGBETO
Aéroport International Mohamed V de Casablanca en provenance de Tunis, ce 30 septembre 2012.






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