vendredi 2 novembre 2012

Dieu cet apprenti sorcier de Mahougnon Kakpo : vaincre la fatalité au nom d'un printemps kamit.


On connaît Kakpo Mahougnon essayiste, avec notamment Entre mythes et Modernités : aspects de la la poésie négro-africaine d'expression française, Introduction à une poétique du Fa, Poétique baroque dans les littératures africaines francophones... On le connaît surtout poète avec la coordination de deux anthologies de la poésie béninoise, Ce regard de la mer puis Si Dieu était une femme et aussi Pour circonscrire le sel, qui a remporté le Grand prix de la poésie Francophone à la Rencontre Internationale des Créateurs En Poésie (RICEP) 2008...On le connaît enfin nouvelliste et conteur avec les épouses du Fa, une compilation de récits existentiels de l'Afrique noire.
Mais Kakpo Mahougnon, dramaturge, n'est apparu aux yeux du monde que très récemment avec un titre aussi énigmatique que provocateur : Dieu, cet apprenti sorcier suivi de Destin d'un Dieu.
Cette étude se veut réductrice à une seule de ces pièces : la première ; non pour fuir les chaudes larmes de Dieu dans Destin d'un Dieu, mais pour la vaste étendue de sa richesse littéraire et sa thématique inscrite dans l'ère du temps.

Dieu, cet apprenti sorcier, paru chez L'Harmattan à Paris en septembre 2011, est une pièce tragique qui s'inscrit dans le théâtre contemporain. En effet, à la place des actes, ce sont des Mondes qui sont présentés. Quatre mondes au total, correspondants certainement aux quatre points cardinaux. Quatre mondes qui pourraient incarner les éléments naturels que sont l'eau, le feu, la terre, le vent, invoqués par les rameurs pour conjurer le sort afin que plus jamais, pareille situation ne sévisse chez eux. Le schéma suivant permet de déterminer les mouvements des personnages à travers toute la pièce.




Personnages
Subdivision
Premier monde
Deuxième monde
Troisième monde
Quatrième monde
Épilogue
Prises de parole
Kandas
x
x
x
x
x
11+8+8+1=28
Hotep
x
x


x
x
10+11+1=22
Adjakpa








x


Atchuta


x


x




Sikpozin


x


x




kpayo-nubada






x
x


Égblémaku




x
x
x


Kujènumin






x
x




Aucune subdivision de la pièce en scènes non plus n'est observée.
Enfin, le non respect de la règle des trois unités, caractéristique fondamentale du théâtre classique, inscrit-elle cette pièce dans le théâtre contemporain.. Aucune indication ne permet d'affirmer que l'action se déroule en moins de vingt quatre heures. La mission d'Achuta et de Sinkpozin chez Adjakpa a eu d'abord lieu et on ne peut pas dire que c'est ce même jour que « l'alliance des têtes » des sages s'est déroulée. Ceci fait voir déjà que du « garage  des économies en panne chez Adjakpa » l'action s'est muée vers la salle où les sages dans leur toge ont tenu leur réunion. Le lieu n'est donc pas unique. L'action non plus, n'est unique puisque l'objectif des groupes de personnages n'est pas commun. Les rameurs sont ici opposés à Kpayo Nubada, lui-même perdu dans la manière dont ils se prennent pour faire à la crise en commençant d'abord par gérer ses collaborateurs.

Cette étude, loin de condamner cette option faite par l'auteur de sortir des sentiers battus, tentera de percer l'énigme de la pièce pour découvrir la quintessence du message. Algirdas Julien Greimas1 sera mis à contribution afin de découvrir le contenu inversé de ce texte installé dans un univers aquatique.

1- Une métaphore aquatique

Dieu, cet apprenti sorcier, ce sont des rameurs en voyage sur un marigot. Une tempête atroce sévit, qui obstrue l'horizon. La pirogue tangue comme le roseau qui plie, mais ne rompt; pour cause, le cours d'eau en ébullition, réveille ses initiés pour que les vagues n'emportent dans leur flot, les rameurs. Les initiés, sous la direction d'Osiris, veillent au grain, condamnent les coupables, les responsables du marigot et sauvent les rameurs avec un message d'espoir :

« La philosophie de ce siècle ne sera plus un optimisme désespéré, un pessimisme feint, mais un optimisme à tout crin. »

Cette indication semble lever un brin de voile sur la substance complexe de l'allégorie qui sous-tend la création de cette pièce. Tous les éléments sont réunis pour installer la scène dans une métaphore aquatique. Le lexique liquide, oxymorique, quelques fois, promène le lecteur dans un monde où tout est à « l'envers » comme « il ». Tout le pays incarnerait ce marigot, cours d'eau statique, infeste, tout le contraire d'un cours d'eau en activité. Le dictionnaire Larousse définit le marigot comme le « le bras mort d'un fleuve ». C'est donc à juste titre que, à l'instar d'Alioum Fantouré dans Le cercle des tropiques,2 Mahougnon Kakpo choisisse cette dénomination pour représenter les souffrances d'un peuple, la parenthèse de sang3 qui s'y déroule. La pirogue, moyen de locomotion aquatique serait cette vie ambiante dans laquelle « les rameurs », les hommes ici, seraient embarqués pour effectuer le voyage. Cette conception africaine selon laquelle la vie ou la mort serait un grand voyage est ici incarnée et l'obscurité des vagues, les difficultés que vivent les rameurs, ces poissons rendus orphelins4 par la disparition du fleuve. Les larmes des « rameurs », la « mare de sang » qui ouvre le Premier Monde, la traversée du fleuve avec le « marigot en putréfaction » offert au chef des habitants du Marigot, Kpayo Nubada, « la plage en travail » sur laquelle se trouvaient Kandas et Hotep, les nombreux recours à la tradition orale à travers des proverbes tels que : « L'hippopotame ne comparaît pas après la destruction d'une pirogue », « l'eau coule après avoir lavé les mains et elle disparaît », « l'éponge revient toujours du marigot avec des larmes », « la pirogue avance toujours sur l'eau » « l'eau de pluie ne reste pas sur toit et refuse de mouiller », confirment cet univers aquatique. Les raisons de ce choix résident bien évidemment dans l'importance énorme qu'a ce liquide incolore dans la tradition africaine.
L'eau est en effet cet élément indispensable à la vie. Elle apparaît dans toutes les pratiques humaines, à toutes les étapes de la vie. La naissance, la circoncision, le mariage, la mort et surtout les séances de purification se déroulent dans ou avec de l'eau. Le caractère sacré de ce liquide est si justifié que toute renaissance se fait avec elle. Le baptême que l'on soit en Afrique ou dans le monde judéo-chrétien se fait avec lui.
Pour Mohamed Larbi Bouguerra, Professeur associé à l'Université Internationale francophone Senghor d'Alexandrie et Consultant auprès de l'OMS (Ecotoxicologie) et de l'UNESCO dans le rapport n°5 de l'Institut Veolia Environnement paru en avril 2006:
« L'eau est source de vie, élément régénérateur et liquide purificateur, elle est, en outre, à l'origine du monde...Elle a la capacité de guérir, de rajeunir voire de tuer puisqu'elle est en mesure de « faire sortir la vie de la mort et d'amener la mort sur la vie... De plus, véhicule du sacré, l'eau sert dans diverses techniques divinatoires comme la potamancie ou l'hydromancie ».
De plus, le grand poète sénégalais Birago Diop ne déclamait-il pas:
« Ceux qui sont morts ne sont jamais partis.../
Ils sont dans l'eau qui coule/
Ils sont dans l'eau qui dort/
Les morts ne sont pas morts/
Ecoute plus souvent/
Les choses que les êtres/
Entends la voix de l'eau »5
Gaston Bachelard cité par le Professeur Mohamed Larbi Bouguerra reprenant Héraclite pour qui l'eau, c'est la mort ajoute:
«  C'est mort pour les âmes que de devenir eau », « une mort qui nous emporte au loin avec le courant, comme le courant »
Joseph Ki-Zerbo, historien burkinabé, insiste également la profondeur de l'incarnation de l'eau
« Dans ma langue maternelle, on dit qu'il y a dans l'eau plus que le crocodile »
Thalès enseignait que notre Univers n’est rien d’autre qu’une bulle d’air au sein d’une masse liquide. Cette doctrine est, du reste, proche de celle de l’ancienne Égypte pour laquelle la source de toute vie est la masse d’eau primitive personnifiée sous le nom de Nu et qui est à l’origine des deux fleuves sacrés : le Nil qui donne la vie d’une part et le Ciel sur lequel flotte la barque de Râ, le soleil, d’autre part.6
Nul doute donc que c'est la meilleure voie indiquée pour Kakpo, en témoigne le recours à deux pharaons, Oisiris et Hotep, afin que toutes dérives autocratiques, tout dirigeant mauvais soit exorcisé. Le théâtre de Kakpo est donc purificateur et les raisons qui justifient cet acte résident bien évidemment dans le refus des « rameurs de subir ce destin fataliste auquel « il » voudrait les contraindre.

2- Vaincre le fatalisme béat

2-1-Sartre ou la négation de la prédestination

Le sort imposé aux « rameurs » est bien comparable à celle de toute la jeunesse mondiale, à ces acteurs juvéniles de la deuxième décennie du troisième millénaire, pour qui, se laisser dominer par la politique ambiante dominée par une gérontocratie à l'esprit capitaliste, serait considéré comme un suicide. Le message d'espoir lancé sur fond de slogan leitmotiv dans le prologue : « la philosophie de ce siècle ne sera plus un optimisme désespéré » est comme un refrain chanté par les jeunes et qui les aguerrit contre les exactions politiques et économiques. Le dramaturge semble rester dans ce schéma d'apaisement des cœurs.
La publication de la pièce coïncide en effet avec cette révolution dans le monde arabe que l'on a nommée « révolution arabe ». En septembre 2010, la Tunisie, l'Égypte, dans une certaine mesure le Yémen s'étaient déjà débarrassés de leurs dirigeants et la Libye s 'apprêtait à faire tomber Kadaffi en cavale.
Le constat qui conduit la jeunesse arabe à cette extrémité semble le même chez les « rameurs » :
La grande épidémie dont ils souffrent, cette grande tempête qui fait bouillonner le fleuve, pourraient correspondre à la misère, au chômage, aux bastonnades, aux tortures, aux pouvoirs liberticides... qui vont finir par conduire le jeune Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur de fruits et légumes, en décembre 2010 à s'immoler. Un acte, élément déclencheur d'une révolution qui, jusqu'à aujourd'hui n'a même pas encore écrit ses dernières lignes.
Ce sacrifice, les rameurs, certainement grâce à l'aide des « initiés » l'ont également fait. Le premier Monde s'ouvre en effet sur un constat amer, fait par Kandas :

« Je suis dans une mare de sang...Déjà, je pleure l'aurore mienne. La terre est veuve face à un ciel sale. » P 21
La mare de sang ici, incarne le chaos, le désastre, le massacre. Un monde apocalyptique où l'espoir est assassiné. Les pleurs de l'aurore, allégorie qui consiste à prendre « l'aurore » comme cet être cher que l'on peut pleurer, exprime tout simplement le désespoir total. L'aurore, c'est l'aube, le petit matin qui représente le début d'une vie, d'une carrière, l'espoir de tout être. Si cette aurore clignote et donne des signes apparents d'une obstruction totale, il est normal de se retrouver dans le même état de folie que Kandas.
Le veuvage de la terre, c'est certainement cet abandon des dirigeants qui ont d'autres préoccupations que de s'occuper de cette jeunesse, pourtant l'avenir de leur pays. La saleté du ciel, c'est cette impureté de cœur qui les caractérise. Une classe politique qui est l'incarnation vivante de tous les vices du monde. C'est Henri Million de Montherlant qui aura raison. « La religion est la maladie honteuse de l'humanité, la politique en est le cancer ».
Cette souffrance des rameurs comparée à celle de la jeunesse arabe est également visible dans Ce soleil où j'ai toujours soif de Florent Couao-Zotti. Le personnage Sèna, chômeur attitré malgré sa Licence a dû se contenter d'un travail de Technicien de surface. Il justifie cet acte par des propos teints d'humour :

« C'est vrai qu'il y a six mois, j'étais incapable de calmer les aigreurs de ma panse, incapable de regarder le ciel et lui demander de me faire rêver. Mon ami Simon Léon m'a même confessé qu'il avait perdu, lui, jusqu'au souvenir de l'odeur d'une femme nue. »7

La jeunesse, fer de lance, l'espoir de toute nation, se retrouve ainsi déboussolée, privée de travail, donc de distractions, de loisirs. Une jeunesse condamnée au désespoir et qui n'a d'autres issues que de se contenter de tout « morceau de travail ». Le plaisir sexuel lui est interdit car incapable de s'assumer, d'assurer l'avenir d'une éventuelle progéniture. Ce même humour se retrouve avec le personnage Ziguidi
dans La bataille du trône d'Apollinaire AGBAZAHOU :
« Il y a bien des lunes que je ne sens plus mon entrejambe mouvoir. Tout est mort en moi. Ma queue a perdu sa remuance »8
Ce constat justifie la peur terrifiée qui les anime. En effet, ce ne sera plus leur génération seule qui sera condamnée, qui subira les affres de cette misère. Aucun espoir, non plus, n'est permis pour leur génération à venir. La procréation leur est interdite, non pas pour un planning familial objectif mais parce que le minimum n'existe pas pour faire face aux responsabilités. Les Voix dans le Prologue mettent ainsi l'accent sur ce désastre :
« Vous êtes des condamnés obligatoires. Condamnés avant la naissance. Condamnés après la mort. […] Votre astre n'est pas encore né. »
Pourtant en face, le constat est tout autre. Les aînés qui réussissent à mettre la main sur le pouvoir, s'y installent résolument, y poussent des racines et s'accaparent de tous les biens.

« Les anciens, conscients que notre ascendance ternira la leur, ont tout mis en œuvre pour décréter notre inutilité afin de mieux accumuler des fortunes illicites. Le drame, c'est qu'au lieu de créer des emplois, ils investissent dans le béton. »9

La révolution issue de l'accumulation des peuples est donc légitime puisqu'en réalité leur situation misérable a un responsable : les dirigeants.
Jean-Jacques Rousseau dans sa conception du fonctionnement étatique a pourtant été clair :

« Le souverain n'étant formé que des particuliers qui le composent n'a ni ne peut avoir d'intérêts contraire au leur. »10
Ceci stipule clairement que les dirigeants politiques d'ici ou d'ailleurs se complaisent à faire tout à fait le contraire du rôle qui est le leur, oubliant le peuple de qui ils tiennent pourtant leur légitimité et plongeant leur avenir dans la gadoue. Les griefs contre les dirigeants des rameurs, établis par eux-mêmes dans le but d'être secourus sont énormes. Les mots sont graves. Dits avec humour dans une lettre diagnostique, ils ne souffrent d'aucune ambiguïté : le népotisme, la « médiocleptocratie » (néologisme qui pourrait signifier le pouvoir des cleptomanes médiocres), la gabegie, chute du pouvoir d'achat des masses populaires et demi populaires, baisse des rendements agricoles, mort de l'économie, accumulation de nombreuses dettes, pannes fréquentes d'électricité, d'eau et absence de carburant dans les stations11
Kpayo nubada à l'instar du personnage l'enfant roi dans La saga des rois de kangni Alem a même martelé clairement que son pouvoir n'est pas démocratique : « ici, c'est la démon-cratie12

C'est Henri Lopès qui aura raison :

« Nous nous jetons sur le pouvoir pour le pouvoir. L'esclave ne s'affranchit plus pour libérer de l'esclavage, mais pour devenir maître d'esclaves. Je n'exagère pas. J'exagère à peine »

C'est donc une légitime défense13 pour ces jeunes qui se sont inscrits dans la voie de la défiance de tout, l'autorité avec son arsenal, et surtout le destin. En effet, faisant fi de la philosophie de l'essentialisme14 qui confine l'homme dans un rôle d'assistanat de sa propre vie et qui contraint Ahouna15 à se laisser aller à un destin implacable, les jeunes ont choisi leur ligne. Ainsi, entre Platon et Jean Paul Sartre, toute ambiguïté est levée. L'existentialisme est préférée : « l'essence de l'homme précède son existence ». Une existence qu'ils ont choisi de façonner à leur manière et non de la subir. Tout est donc mis en œuvre pour que jamais, plus personne ne décide à leur place, n'établisse une ligne de vie pour eux. Tous les moyens sont bons : briser tout sur son chemin, qu'il s'agisse d'une force humaine ou divine.

2-2-Le déicide ou Nietzsche revisité
Le premier responsable de leurs maux est bien connu : « Kpayo  Nubada ». Cependant aucun d'entre eux n'ose le nommer. Tous les qualificatifs sont bons « il », « le ciel » « le décor » « Impossible » « lui » « corbillard » « apprenti sorcier ». Des appellations qui rappellent bien les époques phares des dictatures africaines. « Grand camarade de lutte » « empereur », « maréchal » …et qui inspire de nombreux canards satiriques : « demi-dieu ». La Littérature ne manque pas de terminologie pour peindre ces dérives. Le grand Tiomonier chez Ken Bugul dans La folie ou la mort, le Barré Koulé chez Alioum Fantouré dans Le cercle des tropiques... Ces tentatives de séduction visent surtout à démontrer le caractère supérieur du chef, dont les attributions, loin d'être humaines relèvent carrément de l'Être suprême qui non seulement leur a donné tout mais est venu s'installer en eux. L'équation chef=Dieu lui-même est posé et rentre dans le quotidien des peuples qui doivent s'accommoder de cette réalité. Mobutu, roi du Zaïre se faisait descendre du ciel aux début des émissions de la chaîne nationale zaïroise16. …
Ce flou artistique qui entoure le chef est caricauré par la romancière sénégalaise Aminata Sow Fall dans l'ex-père de la Nation en ces termes :
«  Vous ne pouvez plus vous perdre dans la foule... Mythe de la puissance et de la gloire. Tout l’appareil d'État est destiné à cela. Un homme sans mystère arrive difficilement à gouverner… »17
C'est donc cette crainte qui oblige les « rameurs » à confondre l'image de Dieu avec celle de « Kapyo-Nubada ». Un nom qui dans les langues gbe du sud Bénin à une connotation bien précise. En effet le mot « kpayo », incarnation de cette boisson frelatée qui saoula une femme au point qu'elle se mit à faire de l'épilation est le symbole de tout produit infecte, tout article ratatiné, tout élément qui ne vient pas de la maison mère, qui n'est pas « d'origine », toute chose qui usurpe un titre qu'elle n'a pas, tout charlatan. S'il est arrivé que l'on ait pu appeler un premier « kpayo » sous le régime de Kérékou II au Bénin, on conçoit très aisément le choix opéré par l'auteur en donnant ce qualificatif à un Homme d'État. Pire, ce qualificatif accompagne un nom composé à résonance négative. « nu » chose « bada » dangereux, mauvais. Chose dangereuse, chose mauvaise. C'est donc à juste titre cette correspondance française « corbillard » : qui conduit à la mort.
Le mal dont souffre tous les personnages à commencer par le plus important en témoigne le tableau des personnages n'a autre responsable que lui.

« Kandas : je suis une ambiguité et je viens d'être parachutée par lui. (il indique le ciel)
Hotep : Parachutée par lui-même ? Je ne comprends plus rien... »18

Non seulement les « rameurs » souffrent pour le chômage, pour le manque de soins, de conditions de vie meilleure, mais ils doivent être traqués par l'autorité qui briment, qui muselle la liberté d'expression, qui assassine.
L'ambiguïté dont elle parle pourrait s'expliquer par cet état de mi-vivante, mi-morte. Kandas pour le pouvoir qui lui a été accordé de voir tout et de ne pas être vue, de comprendre tout au point de se mettre à expliquer l'origine des choses, de se retrouver à un endroit « cœur Aîné » où il faille traverser un cours d'eau avant de s'y rendre, n'est pas un vivant.
« Kandas : A présent, je veux retourner dans le Coeur Ainé ! Car j'ai sollicité une permission avant d'escalader le fleuve »
Elle est déjà morte et le parachutage, loin d'être la folie comme elle a été présentée, doit être un état de revenant, prêt à tout pour une vendetta, une légitime défense.
Kpayo Nubada, ne laisse en effet rien sur son passage. Même ses proches collaborateurs, dits « les sages », sont passés à tabac, tués à bout portant.

« Kujènumin :  Je dépose ma sagesse, je n'aime pas la falsification. (Elles jette ses documents et sa toge à la figure de Kpayo Nubada). Et puis sachez que le premier coq qui chantera aujourd'hui, ce sera moi(Elle se dirige vers la porte mais elle se retourne brusquement). Vous ne tirez pas encore. Son Excellentissime ne tire pas ! J'ai honte ! Je n'ai pas envie d'être à votre place.(Elle avance vers la porte mais Kpayo Nubada tire sur elle. Elle se tient le ventre car elle ressent horriblement la douleur.) »

Il faudra remarquer ici que le sort des « sages » même s'il est à plaindre n'est pas aussi lamentable que celui des rameurs. Les proches collaborateurs des dirigeants sont pour la plupart les premiers fautifs des difficultés socio-politiques et économiques des pays. En effet, si les rapports étaient faits comme il se devait avec toute la franchise et l'honnêteté qu'il fallait, rien de tout cela ne se produirait. Alors que les négociations avec Adjakpa ont échoué, Atchuta et Sopkpozin ont assuré à leur chef que la réponse a été favorable. Ainsi, la mort de ceux-ci, de Kujènumin, de Egblémaku, même sauvage, ne sera que la récompense de leur trahison, d'abord du peuple ensuite de celui qui malgré tout leur a fait confiance.
Cela n'a pas empêché Kandas de venger leur mort. Elle qui n'était pas là de son propre gré et qui à coup sûr serait l'envoyée des « initiés » du fleuve, d'Osiris, Dieu du Bien, de la Végétation, de la vie éternelle. C'est donc normal qu'après l'assassinat de tous les sages, elle se soit portée volontaire afin d'affronter sur tous les plans, physique et spirituel Kpayo Nubada. Tout est bon pour ce combat. Auréolée de tous ses pouvoirs, elle pourra lancer les imprécations. Des paroles vertes, en sanscrit, toute peur oubliée pour que cet être soit enrayé de leurs univers afin de faire rejaillir à nouveau l'espoir dans le cœur des générations à venir :
« La pirogue avance toujours sur l'eau », « l'eau de pluie ne reste pas sur le toit et refuse de mouiller le sol », « le pagne s'use et abandonne les fesses », « le forgeron ne voit jamais la tombe des objets qu'il forge », « l'antilope rousse ne connaît pas le lit de la vieillesse »...

Cet acte posé par Kandas est un véritable déicide pour une double raison. En effet, la crainte a conduit les rameurs à déifier kpayo nubada. En témoigne tous les qualificatifs saupoudreurs qui lui ont été attribués. Elle n'a pas pu commettre cet assassinat sans, l'aide de forces divines. Ce qui voudrait signifier que tuer ce personnage, c'est tuer Dieu.
D'un autre côté, l'assassinat de Kpayo nubada relève d'un refus de subir le destin. Dieu si bon, si omniprésent, où serait-il quand Corbillard commettait tant de mal, qu'a-t-il fait pour les sortir de ce joug infernal de ce personnage sans scrupules. Après avoir tiré sur Atchuta et Sinkpozin, n'a -t-il pas lui-même affirmé : « c'est ainsi que Corbillard tue ceux qu'il (il indique le ciel) abandonne. »
Ainsi, le choix des rameurs serait tourné vers ce déicide pour ne les avoir pas sauvé de la main du tyran. Puisqu'il ne peuvent pas le voir pour le tuer, il pourrait tuer celui-qui chez eux serait son incarnation.
C'est du Nietzsche pur. « Dieu est mort ». Les rameurs ne veulent plus compter avec un être invisible qui est censé leur faire du bien mais qui n'est jamais présent et dont les manifestations elles-mêmes sont invisibles. C'est un refus d'être des êtres au sort inconnu, mouler dans un dogmatisme béat, condamné à subir sans réagir.
La philosophie que diffuse kakpo Mahougnon à travers cette pièce est donc proche de Karl Marx : « La religion est l'opium de peuple » et de Sembene Ousmane qui fait dire à l'un de ses personnages dans les bouts de bois de Dieu : « ceux qui ont faim et soif ne connaissent pas les chemins qui mènent vers la mosquées et les églises. »


Les intermèdes


Dieu cet apprenti sorcier, se révèle un véritable texte à images et ne peut donc être compris qu'au second degré. Les raisons de ce choix de l'auteur sont multiples et il ferait bon s'attarder sur quelques-unes d'entre elles.
Poète et enseignant de Poésie, profondément imprégné des réalités traditionnelles africaines, Kakpo Mahougnon, s'est servi de symboles pour transmettre au lecteur son message.
La deuxième raison, la plus évidente est qu'on est en littérature et le style d'un auteur, loin de s'inscrire dans un suivisme béat, doit sortir des sentiers battus.
Cependant, la question peut se poser de savoir pourquoi en plein XXIème siècle, Kakpo eut besoin de porter des gangs avant de dire cru, la profonde douleur de son peuple. Sous Louis XIV19 en France au XVIIème siècle, on comprendrait que La Fontaine par exemple dut avoir recours à la Fable afin de passer son message. Mais dans un monde où Kourouma a existé avec Allah n'est pas obligé20 où des dirigeants sont nommément indiqués, on explique mal cet ésotérisme au théâtre. On sait très bien les nombreuses reproches qui ont été faites à Aimé Césaire, poète authentiquement21, dont les pièces ont reçu des accueils timides pour leur hermétisme. Kakpo lui-même justifie l'hermétisme en Poésie22, mais en dramaturgie, genre destiné à la représentation, le langage des initiés est-il conseillé ?
L'ésotérisme pourrait avoir des justifications. Mais les adresses des personnages à l'endroit du public ou du lecteur :

Kandas : Je ne joue pas, moi. Tout à l'heure, quand je montais sur scène, je me disais que j'allais vivre une fois encore. Quand à savoir lequel des deux rôles est plus difficile , demandez-vous à un aveugle la couleur des yeux d'un nouveau né ?

Hotep : Je suis sûr qu'il y a plus d'une personne dans cette salle qui préférerait votre rôle au mien.

Ou bien dans l'épilogue

Kandas : C'était du théâtre.
Ces répliques qui sortent du cadre de l'action constituent à n'en point douter un subterfuge pour voiler le sérieux, couver la gravité du tragique, sortir du cadre de la dénonciation et mettre la pièce dans le registre ludique. Cela ressemble à une excuse facile qui enlève à la pièce toute l'importance qu'elle a. C'est vrai que le théâtre est destiné à la représentation sur scène et qu'il y a possibilité de présenter les acteurs à la fin. Mais là il s'agirait bien d'acteurs qui parleraient au public et non des personnages qu'ils auraient incarnés.
Mais le mérite de la pièce réside dans l'onomastique profondément ancrée dans les valeurs traditionnelles noires.

L'onomastique et le retour aux valeurs kamit

La civilisation égyptienne a été véritablement sollicitée dans cette onomastique.
De son de Sa-Rê, Hotep est un pharaon de la VIIIe Dynastie dont la traduction est « Heureux, satisfait » . On conçoit aisément le choix de ce nom quand Kandas le préfère à Adjakpa. La satisfaction qu'elle attend n'est donc pas un leurre: « Kandas: Je vous veux pour corriger les sentiers malades. » L'association de la reine et du pharaon est donc la formule magique trouver par Kakpo Mahougnon pour conjurer le sort.
Kandas, reine dans une langue de la Papouasie Nouvelle Guinée, est l'incarnation de la puissance. Le rôle qui lui est confié est donc bien adéquat: il faut un roi pour affronter un roi, un dieu pour tuer un dieu.
Même Osiris qui sosus la protection de qui toutes les actions ont été menées, est un Pharaon. Le professeur Wolfhart Westendorf en 1987propose l'étymologie du mot « Osiris » Waset-jret : « celle qui porte l'œil »23 Si l'on considère que d'autres égyptologues ont tenté des explications du nom de ce Pharaon de la Ivè et du début de la Vème dynastie, « Dieu-Puissant », « le Puissant » « Celui qui bénéficie de l'activité rituelle. », on peut expliquer pourquoi l'auteur a daigné se servir de ce nom.
Atchuta est un nom du même registre que Kpayo. Ce qui n'est pas original. Une pièce de rechange de deuxième, troisième, voire quatrième main. C'est tout article bon marché. Ce nom traduit bien l'incapacité de celui-ci, en collaboration avec Sinkpozan de réussir une négociation et ramener la stabilité dans le pays.
Adjakpa, à côté d'Adja pourrait bien incarner ce pays voisin du Bénin, le Togo. En réalité, mieux que le pays, c'est l'institution financière sous régionales qu'elle abrite qui peut-être aurait inspiré l'auteur.
Kujènumin, la mort qui vient interrompre, est ce personnage bien nommé, qui s'opposant aux décisions arbitraires de kpayo nubada a préféré se laisser tuer. Sa mort comme elle l'a présentée est l'événement déclencheur de la furie de Kpayo nubada.
« Kujènumin: Demain dès que vous verrez naître un enfant, peu importe son sexe, sachez que c'est l'ombre de Kujènumin qui a retrouver son énergie cosmique pour réactualiser la mort. »
Eglémaku; qui n'a peur de rien, c'est la dernière à mourir. Elle est sortie perdante certes de la guerre avec kpaya nubada qui voulait abuser d'elle, mais elle a tenu ferme. Elle a présenté la mort à ce désir obscène et vicieux de kpayo nubada. Elle incarne, à l'instar de sa congénère kujènumin, cette race de personnes dont la mort, tel un grain de maïs enfouit sous terre, germera pour augurer d'un lendemain meilleur.


1-Greimas, Algirdas Julien, « Pour une théorie de l'interprétation du récit mythique », Du sens : essais sémiotiques , Paris, Seuil, 1970 ; p. 187.
2-Aliom Fantouré, Le cercle des tropiques, Présence Africaine,
3-Sony Labou Tansi, La parenthèse de sang
4-Mahougnon Kakpo, Dieu, cet apprenti sorcier suivi de Destin d'un Dieu, Paris, L'Harmattan, 87 pages, p39.
5-BIRAGO DIOP, LE SOUFFLE DES ANCETRES DU RECUEIL LEURRES ET LUEURS, 1960, ÉD.
PRÉSENCE AFRICAINE)
6- Mohamed Larbi Bouguerra, rapport n°5 de l'Institut Veolia Environnement paru en avril 2006
7-COUAO-ZOTTI, Florent, Ce soleil où j’ai toujours soif, Paris, L’Harmattan, 1995,47p.
8-AGBAZAHOU, Apollinaire, La bataille du trône, Cotonou, Plumes Soleil, 48p,
9-AGBAZAHOU, Apollinaire, La bataille du trône, Cotonou, Plumes Soleil, 48p,
10-Rousseau, Jean-Jacques, Du contrat social, Librairie Générale Française, Paris, 1996,
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