Dieu cet apprenti sorcier de Mahougnon Kakpo : vaincre la fatalité au nom d'un printemps kamit.
On connaît Kakpo
Mahougnon essayiste, avec notamment Entre mythes et Modernités :
aspects de la la poésie négro-africaine d'expression française,
Introduction à une poétique du Fa, Poétique baroque dans les
littératures africaines francophones... On
le connaît surtout poète avec la coordination de deux anthologies
de la poésie béninoise, Ce regard de la mer puis
Si Dieu était une femme et aussi
Pour circonscrire le sel, qui a
remporté le Grand
prix de la poésie Francophone à la Rencontre Internationale des
Créateurs En Poésie (RICEP) 2008...On
le connaît enfin nouvelliste et conteur avec les épouses
du Fa, une compilation de récits
existentiels de l'Afrique noire.
Mais
Kakpo Mahougnon, dramaturge, n'est apparu aux yeux du monde que très
récemment avec un titre aussi énigmatique que provocateur :
Dieu, cet apprenti sorcier suivi de Destin d'un Dieu.
Cette
étude se veut réductrice à une seule de ces pièces : la
première ; non pour fuir les chaudes larmes de Dieu dans Destin
d'un Dieu, mais pour la vaste étendue de sa richesse littéraire
et sa thématique inscrite dans l'ère du temps.
Dieu,
cet apprenti sorcier, paru chez L'Harmattan à Paris en septembre
2011, est une pièce tragique qui s'inscrit dans le théâtre
contemporain. En effet, à la place des actes, ce sont des Mondes qui
sont présentés. Quatre mondes au total, correspondants certainement
aux quatre points cardinaux. Quatre mondes qui pourraient incarner
les éléments naturels que sont l'eau, le feu, la terre, le vent,
invoqués par les rameurs pour conjurer le sort afin que plus jamais,
pareille situation ne sévisse chez eux. Le schéma suivant permet de
déterminer les mouvements des personnages à travers toute la pièce.
Personnages Subdivision |
Premier monde |
Deuxième monde
|
Troisième monde |
Quatrième monde |
Épilogue |
Prises de parole |
Kandas |
x |
x |
x |
x |
x |
11+8+8+1=28 |
Hotep |
x |
x |
|
x |
x |
10+11+1=22 |
Adjakpa |
|
|
|
|
x |
|
Atchuta |
|
x |
|
x |
|
|
Sikpozin |
|
x |
|
x |
|
|
kpayo-nubada |
|
|
|
x |
x |
|
Égblémaku |
|
|
x |
x |
x |
|
Kujènumin |
|
|
|
x |
x |
|
Aucune subdivision de la pièce en scènes non plus n'est observée.
Enfin,
le non respect de la règle des trois unités, caractéristique
fondamentale du théâtre classique, inscrit-elle cette pièce dans
le théâtre contemporain.. Aucune indication ne permet d'affirmer
que l'action se déroule en moins de vingt quatre heures. La mission
d'Achuta et de Sinkpozin chez Adjakpa a eu d'abord lieu et on ne
peut pas dire que c'est ce même jour que « l'alliance des
têtes » des sages s'est déroulée. Ceci fait voir déjà que
du « garage des économies en panne chez Adjakpa »
l'action s'est muée vers la salle où les sages dans leur toge ont
tenu leur réunion. Le lieu n'est donc pas unique. L'action non
plus, n'est unique puisque l'objectif des groupes de personnages
n'est pas commun. Les rameurs sont ici opposés à Kpayo Nubada,
lui-même perdu dans la manière dont ils se prennent pour faire à
la crise en commençant d'abord par gérer ses collaborateurs.
Cette
étude, loin de condamner cette option faite par l'auteur de sortir
des sentiers battus, tentera de percer l'énigme de la pièce pour
découvrir la quintessence du message. Algirdas Julien Greimas1
sera mis à contribution afin de découvrir le contenu inversé de
ce texte installé dans un univers aquatique.
1- Une métaphore aquatique
Dieu,
cet apprenti sorcier, ce sont des rameurs en voyage sur un
marigot. Une tempête atroce sévit, qui obstrue l'horizon. La
pirogue tangue comme le roseau qui plie, mais ne rompt; pour cause,
le cours d'eau en ébullition, réveille ses initiés pour que les
vagues n'emportent dans leur flot, les rameurs. Les initiés, sous la
direction d'Osiris, veillent au grain, condamnent les coupables, les
responsables du marigot et sauvent les rameurs avec un message
d'espoir :
« La
philosophie de ce siècle ne sera plus un optimisme désespéré, un
pessimisme feint, mais un optimisme à tout crin. »
Cette
indication semble lever un brin de voile sur la substance complexe de
l'allégorie qui sous-tend la création de cette pièce. Tous les
éléments sont réunis pour installer la scène dans une métaphore
aquatique. Le lexique liquide, oxymorique, quelques fois, promène le
lecteur dans un monde où tout est à « l'envers » comme
« il ». Tout le pays incarnerait ce marigot, cours d'eau
statique, infeste, tout le contraire d'un cours d'eau en activité.
Le dictionnaire Larousse définit le marigot comme le « le bras
mort d'un fleuve ». C'est donc à juste titre que, à l'instar
d'Alioum Fantouré dans Le cercle des tropiques,2
Mahougnon Kakpo choisisse cette dénomination pour représenter les
souffrances d'un peuple, la parenthèse de sang3
qui s'y déroule. La pirogue, moyen de locomotion aquatique serait
cette vie ambiante dans laquelle « les rameurs », les
hommes ici, seraient embarqués pour effectuer le voyage. Cette
conception africaine selon laquelle la vie ou la mort serait un grand
voyage est ici incarnée et l'obscurité des vagues, les difficultés
que vivent les rameurs, ces poissons rendus orphelins4
par la disparition du fleuve. Les larmes des « rameurs »,
la « mare de sang » qui ouvre le Premier Monde, la
traversée du fleuve avec le « marigot en putréfaction »
offert au chef des habitants du Marigot, Kpayo Nubada, « la
plage en travail » sur laquelle se trouvaient Kandas et Hotep,
les nombreux recours à la tradition orale à travers des proverbes
tels que : « L'hippopotame ne comparaît pas après la
destruction d'une pirogue », « l'eau coule après
avoir lavé les mains et elle disparaît », « l'éponge
revient toujours du marigot avec des larmes », « la
pirogue avance toujours sur l'eau » « l'eau de
pluie ne reste pas sur toit et refuse de mouiller »,
confirment cet univers aquatique. Les raisons de ce choix résident
bien évidemment dans l'importance énorme qu'a ce liquide incolore
dans la tradition africaine.
L'eau
est en effet cet élément indispensable à la vie. Elle apparaît
dans toutes les pratiques humaines, à toutes les étapes de la vie.
La naissance, la circoncision, le mariage, la mort et surtout les
séances de purification se déroulent dans ou avec de l'eau. Le
caractère sacré de ce liquide est si justifié que toute
renaissance se fait avec elle. Le baptême que l'on soit en Afrique
ou dans le monde judéo-chrétien se fait avec lui.
Pour Mohamed
Larbi Bouguerra, Professeur associé à l'Université Internationale
francophone Senghor d'Alexandrie et Consultant auprès de l'OMS
(Ecotoxicologie) et de l'UNESCO dans le rapport n°5 de l'Institut
Veolia Environnement paru en avril 2006:
« L'eau
est source de vie, élément régénérateur et liquide purificateur,
elle est, en outre, à l'origine du monde...Elle a la capacité de
guérir, de rajeunir voire de tuer puisqu'elle est en mesure de «
faire sortir la vie de la mort et d'amener la mort sur la vie... De
plus, véhicule du sacré, l'eau sert dans diverses techniques
divinatoires comme la potamancie ou l'hydromancie ».
De plus, le
grand poète sénégalais Birago Diop ne déclamait-il pas:
« Ceux qui
sont morts ne sont jamais partis.../
Ils sont dans
l'eau qui coule/
Ils sont dans
l'eau qui dort/
Les
morts ne sont pas morts/
Ecoute plus
souvent/
Les choses que
les êtres/
Entends la
voix de l'eau »5
Gaston Bachelard
cité par le Professeur Mohamed
Larbi Bouguerra reprenant Héraclite pour qui l'eau, c'est la mort
ajoute:
«
C'est mort pour les âmes
que de devenir eau », « une mort qui nous emporte au loin avec le
courant, comme le courant
»
Joseph Ki-Zerbo, historien burkinabé,
insiste également la profondeur de l'incarnation de l'eau
«
Dans ma langue
maternelle, on dit qu'il y a dans l'eau plus que le crocodile
»
Thalès enseignait que notre Univers
n’est rien d’autre qu’une bulle d’air au sein d’une masse
liquide. Cette doctrine est, du reste, proche de celle de l’ancienne
Égypte pour laquelle la source de toute vie est la masse d’eau
primitive personnifiée sous le nom de Nu et qui est à l’origine
des deux fleuves sacrés : le Nil qui donne la vie d’une part et le
Ciel sur lequel flotte la barque
de Râ, le soleil, d’autre part.6
Nul
doute donc que c'est la meilleure voie indiquée pour Kakpo, en
témoigne le recours à deux pharaons, Oisiris et Hotep, afin que
toutes dérives autocratiques, tout dirigeant mauvais soit exorcisé.
Le théâtre de Kakpo est donc purificateur et les raisons qui
justifient cet acte résident bien évidemment dans le refus des
« rameurs de subir ce destin fataliste auquel « il »
voudrait les contraindre.
2- Vaincre le fatalisme béat
2-1-Sartre
ou la négation de la prédestination
Le sort imposé aux « rameurs » est bien comparable à
celle de toute la jeunesse mondiale, à ces acteurs juvéniles de la
deuxième décennie du troisième millénaire, pour qui, se laisser
dominer par la politique ambiante dominée par une gérontocratie à
l'esprit capitaliste, serait considéré comme un suicide. Le message
d'espoir lancé sur fond de slogan leitmotiv dans le prologue :
« la philosophie de ce siècle ne sera plus un optimisme
désespéré » est comme un refrain chanté par les jeunes
et qui les aguerrit contre les exactions politiques et économiques.
Le dramaturge semble rester dans ce schéma d'apaisement des cœurs.
La
publication de la pièce coïncide en effet avec cette révolution
dans le monde arabe que l'on a nommée « révolution arabe ».
En septembre 2010, la Tunisie, l'Égypte, dans une certaine mesure le
Yémen s'étaient déjà débarrassés de leurs dirigeants et la
Libye s 'apprêtait à faire tomber Kadaffi en cavale.
Le
constat qui conduit la jeunesse arabe à cette extrémité semble le
même chez les « rameurs » :
La
grande épidémie dont ils souffrent, cette grande tempête qui fait
bouillonner le fleuve, pourraient correspondre à la misère, au
chômage, aux bastonnades, aux tortures, aux pouvoirs liberticides...
qui vont finir par conduire le jeune Mohamed Bouazizi, un jeune
vendeur de fruits et légumes, en
décembre 2010 à s'immoler. Un acte, élément déclencheur d'une
révolution qui, jusqu'à aujourd'hui n'a même pas encore écrit ses
dernières lignes.
Ce
sacrifice, les rameurs, certainement grâce à l'aide des « initiés »
l'ont également fait. Le premier Monde s'ouvre en effet sur un
constat amer, fait par Kandas :
« Je
suis dans une mare de sang...Déjà, je pleure l'aurore mienne. La
terre est veuve face à un ciel sale. » P 21
La
mare de sang ici, incarne le chaos, le désastre, le massacre. Un
monde apocalyptique où l'espoir est assassiné. Les pleurs de
l'aurore, allégorie qui consiste à prendre « l'aurore »
comme cet être cher que l'on peut pleurer, exprime tout simplement
le désespoir total. L'aurore, c'est l'aube, le petit matin qui
représente le début d'une vie, d'une carrière, l'espoir de tout
être. Si cette aurore clignote et donne des signes apparents d'une
obstruction totale, il est normal de se retrouver dans le même état
de folie que Kandas.
Le
veuvage de la terre, c'est certainement cet abandon des dirigeants
qui ont d'autres préoccupations que de s'occuper de cette jeunesse,
pourtant l'avenir de leur pays. La saleté du ciel, c'est cette
impureté de cœur qui les caractérise. Une classe politique qui est
l'incarnation vivante de tous les vices du monde. C'est Henri Million
de Montherlant qui aura raison. « La religion est la maladie
honteuse de l'humanité, la politique en est le cancer ».
Cette
souffrance des rameurs comparée à celle de la jeunesse arabe est
également visible dans Ce soleil où
j'ai toujours soif de Florent
Couao-Zotti. Le personnage Sèna, chômeur attitré malgré sa
Licence a dû se contenter d'un travail de Technicien de surface. Il
justifie cet acte par des propos teints d'humour :
« C'est
vrai qu'il y a six mois, j'étais incapable de calmer les aigreurs de
ma panse, incapable de regarder le ciel et lui demander de me faire
rêver. Mon ami Simon Léon m'a même confessé qu'il avait perdu,
lui, jusqu'au souvenir de l'odeur d'une femme nue. »7
La
jeunesse, fer de lance, l'espoir de toute nation, se retrouve ainsi
déboussolée, privée de travail, donc de distractions, de loisirs.
Une jeunesse condamnée au désespoir et qui n'a d'autres issues que
de se contenter de tout « morceau de travail ». Le
plaisir sexuel lui est interdit car incapable de s'assumer, d'assurer
l'avenir d'une éventuelle progéniture. Ce même humour se retrouve
avec le personnage Ziguidi
dans
La bataille du trône
d'Apollinaire AGBAZAHOU :
« Il
y a bien des lunes que je ne sens plus mon entrejambe mouvoir. Tout
est mort en moi. Ma queue a perdu sa remuance »8
Ce
constat justifie la peur terrifiée qui les anime. En effet, ce ne
sera plus leur génération seule qui sera condamnée, qui subira les
affres de cette misère. Aucun espoir, non plus, n'est permis pour
leur génération à venir. La procréation leur est interdite, non
pas pour un planning familial objectif mais parce que le minimum
n'existe pas pour faire face aux responsabilités. Les Voix dans le
Prologue mettent ainsi l'accent sur ce désastre :
« Vous
êtes des condamnés obligatoires. Condamnés avant la naissance.
Condamnés après la mort. […] Votre astre n'est pas encore né. »
Pourtant
en face, le constat est tout autre. Les aînés qui réussissent à
mettre la main sur le pouvoir, s'y installent résolument, y poussent
des racines et s'accaparent de tous les biens.
« Les
anciens, conscients que notre ascendance ternira la leur, ont tout
mis en œuvre pour décréter notre inutilité afin de mieux
accumuler des fortunes illicites. Le drame, c'est qu'au lieu de créer
des emplois, ils investissent dans le béton. »9
La
révolution issue de l'accumulation des peuples est donc légitime
puisqu'en réalité leur situation misérable a un responsable :
les dirigeants.
Jean-Jacques
Rousseau dans sa conception du fonctionnement étatique a pourtant
été clair :
« Le
souverain n'étant formé que des particuliers qui le composent n'a
ni ne peut avoir d'intérêts contraire au leur. »10
Ceci
stipule clairement que les dirigeants politiques d'ici ou d'ailleurs
se complaisent à faire tout à fait le contraire du rôle qui est le
leur, oubliant le peuple de qui ils tiennent pourtant leur légitimité
et plongeant leur avenir dans la gadoue. Les griefs contre les
dirigeants des rameurs, établis par eux-mêmes dans le but d'être
secourus sont énormes. Les mots sont graves. Dits avec humour dans
une lettre diagnostique, ils ne souffrent d'aucune ambiguïté :
le népotisme, la « médiocleptocratie »
(néologisme qui pourrait signifier le pouvoir des cleptomanes
médiocres), la gabegie, chute du pouvoir d'achat des masses
populaires et demi populaires, baisse des rendements agricoles, mort
de l'économie, accumulation de nombreuses dettes, pannes fréquentes
d'électricité, d'eau et absence de carburant dans les stations11
Kpayo
nubada à l'instar du personnage l'enfant roi dans La saga des
rois de kangni Alem a même martelé clairement que son pouvoir
n'est pas démocratique : « ici, c'est la démon-cratie12
C'est
Henri Lopès qui aura raison :
« Nous
nous jetons sur le pouvoir pour le pouvoir. L'esclave ne s'affranchit
plus pour libérer de l'esclavage, mais pour devenir maître
d'esclaves. Je n'exagère pas. J'exagère à peine »
C'est
donc une légitime défense13
pour ces jeunes qui se sont inscrits dans la voie de la défiance de
tout, l'autorité avec son arsenal, et surtout le destin. En effet,
faisant fi de la philosophie de l'essentialisme14
qui confine l'homme dans un rôle d'assistanat de sa propre vie et
qui contraint Ahouna15
à se laisser aller à un destin implacable, les jeunes ont choisi
leur ligne. Ainsi, entre Platon et Jean Paul Sartre, toute ambiguïté
est levée. L'existentialisme est préférée : « l'essence
de l'homme précède son existence ». Une existence qu'ils
ont choisi de façonner à leur manière et non de la subir. Tout est
donc mis en œuvre pour que jamais, plus personne ne décide à leur
place, n'établisse une ligne de vie pour eux. Tous les moyens sont
bons : briser tout sur son chemin, qu'il s'agisse d'une force
humaine ou divine.
2-2-Le
déicide ou Nietzsche revisité
Le
premier responsable de leurs maux est bien connu : « Kpayo
Nubada ». Cependant aucun d'entre eux n'ose le nommer. Tous les
qualificatifs sont bons « il », « le ciel »
« le décor » « Impossible » « lui »
« corbillard » « apprenti sorcier ». Des
appellations qui rappellent bien les époques phares des dictatures
africaines. « Grand camarade de lutte » « empereur »,
« maréchal » …et qui inspire de nombreux canards
satiriques : « demi-dieu ». La Littérature ne
manque pas de terminologie pour peindre ces dérives. Le grand
Tiomonier chez Ken Bugul dans La folie ou la mort, le Barré
Koulé chez Alioum Fantouré dans Le cercle des tropiques... Ces
tentatives de séduction visent surtout à démontrer le caractère
supérieur du chef, dont les attributions, loin d'être humaines
relèvent carrément de l'Être suprême qui non seulement leur a
donné tout mais est venu s'installer en eux. L'équation chef=Dieu
lui-même est posé et rentre dans le quotidien des peuples qui
doivent s'accommoder de cette réalité. Mobutu, roi du Zaïre se
faisait descendre du ciel aux début des émissions de la chaîne
nationale zaïroise16.
…
Ce
flou artistique qui entoure le chef est caricauré par la romancière
sénégalaise Aminata Sow Fall dans l'ex-père de la Nation en ces
termes :
«
Vous ne pouvez plus vous perdre dans la foule...
Mythe de la puissance et de la gloire. Tout l’appareil d'État est
destiné à cela. Un homme sans mystère arrive difficilement à
gouverner… »17
C'est donc cette crainte qui oblige les
« rameurs » à confondre l'image de Dieu avec celle de
« Kapyo-Nubada ». Un nom qui dans les langues gbe du sud
Bénin à une connotation bien précise. En effet le mot « kpayo »,
incarnation de cette boisson frelatée qui saoula une femme au point
qu'elle se mit à faire de l'épilation est le symbole de tout
produit infecte, tout article ratatiné, tout élément qui ne vient
pas de la maison mère, qui n'est pas « d'origine »,
toute chose qui usurpe un titre qu'elle n'a pas, tout charlatan. S'il
est arrivé que l'on ait pu appeler un premier « kpayo »
sous le régime de Kérékou II au Bénin, on conçoit très aisément
le choix opéré par l'auteur en donnant ce qualificatif à un Homme
d'État. Pire, ce qualificatif accompagne un nom composé à
résonance négative. « nu » chose « bada »
dangereux, mauvais. Chose dangereuse, chose mauvaise. C'est donc à
juste titre cette correspondance française « corbillard » :
qui conduit à la mort.
Le mal dont souffre tous les
personnages à commencer par le plus important en témoigne le
tableau des personnages n'a autre responsable que lui.
« Kandas :
je suis une ambiguité et je viens d'être parachutée par lui. (il
indique le ciel)
Hotep :
Parachutée par lui-même ? Je ne comprends plus rien... »18
Non seulement les « rameurs »
souffrent pour le chômage, pour le manque de soins, de conditions de
vie meilleure, mais ils doivent être traqués par l'autorité qui
briment, qui muselle la liberté d'expression, qui assassine.
L'ambiguïté dont elle parle pourrait
s'expliquer par cet état de mi-vivante, mi-morte. Kandas pour le
pouvoir qui lui a été accordé de voir tout et de ne pas être vue,
de comprendre tout au point de se mettre à expliquer l'origine des
choses, de se retrouver à un endroit « cœur Aîné » où
il faille traverser un cours d'eau avant de s'y rendre, n'est pas un
vivant.
« Kandas : A présent,
je veux retourner dans le Coeur Ainé ! Car j'ai sollicité une
permission avant d'escalader le fleuve »
Elle est déjà morte et le
parachutage, loin d'être la folie comme elle a été présentée,
doit être un état de revenant, prêt à tout pour une vendetta, une
légitime défense.
Kpayo Nubada, ne laisse en effet rien
sur son passage. Même ses proches collaborateurs, dits « les
sages », sont passés à tabac, tués à bout portant.
« Kujènumin : Je
dépose ma sagesse, je n'aime pas la falsification. (Elles jette ses
documents et sa toge à la figure de Kpayo Nubada). Et puis sachez
que le premier coq qui chantera aujourd'hui, ce sera moi(Elle se
dirige vers la porte mais elle se retourne brusquement). Vous ne
tirez pas encore. Son Excellentissime ne tire pas ! J'ai honte !
Je n'ai pas envie d'être à votre place.(Elle avance vers la porte
mais Kpayo Nubada tire sur elle. Elle se tient le ventre car elle
ressent horriblement la douleur.) »
Il faudra remarquer ici que le sort
des « sages » même s'il est à plaindre n'est pas aussi
lamentable que celui des rameurs. Les proches collaborateurs des
dirigeants sont pour la plupart les premiers fautifs des difficultés
socio-politiques et économiques des pays. En effet, si les rapports
étaient faits comme il se devait avec toute la franchise et
l'honnêteté qu'il fallait, rien de tout cela ne se produirait.
Alors que les négociations avec Adjakpa ont échoué, Atchuta et
Sopkpozin ont assuré à leur chef que la réponse a été
favorable. Ainsi, la mort de ceux-ci, de Kujènumin, de Egblémaku,
même sauvage, ne sera que la récompense de leur trahison, d'abord
du peuple ensuite de celui qui malgré tout leur a fait confiance.
Cela n'a pas empêché Kandas de
venger leur mort. Elle qui n'était pas là de son propre gré et qui
à coup sûr serait l'envoyée des « initiés » du
fleuve, d'Osiris, Dieu du Bien, de la Végétation, de la vie
éternelle. C'est donc normal qu'après l'assassinat de tous les
sages, elle se soit portée volontaire afin d'affronter sur tous les
plans, physique et spirituel Kpayo Nubada. Tout est bon pour ce
combat. Auréolée de tous ses pouvoirs, elle pourra lancer les
imprécations. Des paroles vertes, en sanscrit, toute peur oubliée
pour que cet être soit enrayé de leurs univers afin de faire
rejaillir à nouveau l'espoir dans le cœur des générations à
venir :
« La pirogue avance toujours
sur l'eau », « l'eau de pluie ne reste pas sur le toit et
refuse de mouiller le sol », « le pagne s'use et
abandonne les fesses », « le forgeron ne voit jamais la
tombe des objets qu'il forge », « l'antilope rousse ne
connaît pas le lit de la vieillesse »...
Cet acte posé par Kandas est un
véritable déicide pour une double raison. En effet, la crainte a
conduit les rameurs à déifier kpayo nubada. En témoigne tous les
qualificatifs saupoudreurs qui lui ont été attribués. Elle n'a
pas pu commettre cet assassinat sans, l'aide de forces divines. Ce
qui voudrait signifier que tuer ce personnage, c'est tuer Dieu.
D'un autre côté, l'assassinat de
Kpayo nubada relève d'un refus de subir le destin. Dieu si bon, si
omniprésent, où serait-il quand Corbillard commettait tant de mal,
qu'a-t-il fait pour les sortir de ce joug infernal de ce personnage
sans scrupules. Après avoir tiré sur Atchuta et Sinkpozin, n'a
-t-il pas lui-même affirmé : « c'est ainsi que
Corbillard tue ceux qu'il (il indique le ciel) abandonne. »
Ainsi, le choix des rameurs serait
tourné vers ce déicide pour ne les avoir pas sauvé de la main du
tyran. Puisqu'il ne peuvent pas le voir pour le tuer, il pourrait
tuer celui-qui chez eux serait son incarnation.
C'est du Nietzsche pur. « Dieu
est mort ». Les rameurs ne veulent plus compter avec un être
invisible qui est censé leur faire du bien mais qui n'est jamais
présent et dont les manifestations elles-mêmes sont invisibles.
C'est un refus d'être des êtres au sort inconnu, mouler dans un
dogmatisme béat, condamné à subir sans réagir.
La philosophie que diffuse kakpo
Mahougnon à travers cette pièce est donc proche de Karl Marx :
« La religion est l'opium de peuple » et de Sembene
Ousmane qui fait dire à l'un de ses personnages dans les bouts de
bois de Dieu : « ceux qui ont faim et soif ne connaissent
pas les chemins qui mènent vers la mosquées et les églises. »
Les intermèdes
Dieu
cet apprenti sorcier, se révèle un véritable texte à images et ne
peut donc être compris qu'au second degré. Les raisons de ce choix
de l'auteur sont multiples et il ferait bon s'attarder sur
quelques-unes d'entre elles.
Poète
et enseignant de Poésie, profondément imprégné des réalités
traditionnelles africaines, Kakpo Mahougnon, s'est servi de symboles
pour transmettre au lecteur son message.
La
deuxième raison, la plus évidente est qu'on est en littérature et
le style d'un auteur, loin de s'inscrire dans un suivisme béat, doit
sortir des sentiers battus.
Cependant, la question peut se poser de
savoir pourquoi en plein XXIème siècle, Kakpo eut besoin de porter
des gangs avant de dire cru, la profonde douleur de son peuple. Sous
Louis XIV19
en France au XVIIème siècle, on comprendrait que La Fontaine par
exemple dut avoir recours à la Fable afin de passer son message.
Mais dans un monde où Kourouma a existé avec Allah n'est pas
obligé20
où des dirigeants sont nommément indiqués, on explique mal cet
ésotérisme au théâtre. On sait très bien les nombreuses
reproches qui ont été faites à Aimé Césaire, poète
authentiquement21,
dont les pièces ont reçu des accueils timides pour leur hermétisme.
Kakpo lui-même justifie l'hermétisme en Poésie22,
mais en dramaturgie, genre destiné à la représentation, le langage
des initiés est-il conseillé ?
L'ésotérisme
pourrait avoir des justifications. Mais les adresses des personnages
à l'endroit du public ou du lecteur :
Kandas :
Je ne joue pas, moi. Tout à l'heure, quand je montais sur scène, je
me disais que j'allais vivre une fois encore. Quand à savoir lequel
des deux rôles est plus difficile , demandez-vous à un aveugle la
couleur des yeux d'un nouveau né ?
Hotep :
Je suis sûr qu'il y a plus d'une personne dans cette salle qui
préférerait votre rôle au mien.
Ou
bien dans l'épilogue
Kandas :
C'était du théâtre.
Ces répliques qui sortent du cadre
de l'action constituent à n'en point douter un subterfuge pour
voiler le sérieux, couver la gravité du tragique, sortir du cadre
de la dénonciation et mettre la pièce dans le registre ludique.
Cela ressemble à une excuse facile qui enlève à la pièce toute
l'importance qu'elle a. C'est vrai que le théâtre est destiné à
la représentation sur scène et qu'il y a possibilité de présenter
les acteurs à la fin. Mais là il s'agirait bien d'acteurs qui
parleraient au public et non des personnages qu'ils auraient
incarnés.
Mais le mérite de la pièce réside
dans l'onomastique profondément ancrée dans les valeurs
traditionnelles noires.
L'onomastique et le retour aux valeurs kamit
La civilisation égyptienne a été
véritablement sollicitée dans cette onomastique.
De son de Sa-Rê, Hotep est un pharaon
de la VIIIe Dynastie dont la traduction est « Heureux, satisfait
» . On conçoit aisément le choix de ce nom quand Kandas le préfère
à Adjakpa. La satisfaction qu'elle attend n'est donc pas un leurre:
« Kandas: Je vous veux pour corriger les sentiers malades. »
L'association de la reine et du pharaon est donc la formule magique
trouver par Kakpo Mahougnon pour conjurer le sort.
Kandas, reine dans une langue de la
Papouasie Nouvelle Guinée, est l'incarnation de la puissance. Le
rôle qui lui est confié est donc bien adéquat: il faut un roi pour
affronter un roi, un dieu pour tuer un dieu.
Même Osiris qui sosus la protection
de qui toutes les actions ont été menées, est un Pharaon. Le
professeur Wolfhart Westendorf en 1987propose l'étymologie du mot
« Osiris » Waset-jret : « celle qui porte l'œil »23
Si l'on considère que d'autres égyptologues ont tenté des
explications du nom de ce Pharaon de la Ivè et du début de la Vème
dynastie, « Dieu-Puissant », « le Puissant »
« Celui qui bénéficie de l'activité rituelle. », on
peut expliquer pourquoi l'auteur a daigné se servir de ce nom.
Atchuta est un nom du même registre
que Kpayo. Ce qui n'est pas original. Une pièce de rechange de
deuxième, troisième, voire quatrième main. C'est tout article bon
marché. Ce nom traduit bien l'incapacité de celui-ci, en
collaboration avec Sinkpozan de réussir une négociation et ramener
la stabilité dans le pays.
Adjakpa, à côté d'Adja pourrait
bien incarner ce pays voisin du Bénin, le Togo. En réalité, mieux
que le pays, c'est l'institution financière sous régionales qu'elle
abrite qui peut-être aurait inspiré l'auteur.
Kujènumin, la mort qui vient
interrompre, est ce personnage bien nommé, qui s'opposant aux
décisions arbitraires de kpayo nubada a préféré se laisser tuer.
Sa mort comme elle l'a présentée est l'événement déclencheur de
la furie de Kpayo nubada.
« Kujènumin: Demain dès que
vous verrez naître un enfant, peu importe son sexe, sachez que c'est
l'ombre de Kujènumin qui a retrouver son énergie cosmique pour
réactualiser la mort. »
Eglémaku; qui n'a peur de rien, c'est
la dernière à mourir. Elle est sortie perdante certes de la guerre
avec kpaya nubada qui voulait abuser d'elle, mais elle a tenu ferme.
Elle a présenté la mort à ce désir obscène et vicieux de kpayo
nubada. Elle incarne, à l'instar de sa congénère kujènumin, cette
race de personnes dont la mort, tel un grain de maïs enfouit sous
terre, germera pour augurer d'un lendemain meilleur.
1-Greimas,
Algirdas Julien, « Pour une théorie de l'interprétation du récit
mythique », Du sens : essais sémiotiques , Paris, Seuil, 1970 ; p.
187.
2-Aliom
Fantouré, Le cercle des tropiques, Présence Africaine,
3-Sony
Labou Tansi, La parenthèse de sang
4-Mahougnon
Kakpo, Dieu, cet apprenti sorcier suivi de Destin d'un Dieu,
Paris, L'Harmattan, 87 pages, p39.
5-BIRAGO
DIOP, LE SOUFFLE DES ANCETRES DU RECUEIL LEURRES ET LUEURS,
1960, ÉD.
PRÉSENCE
AFRICAINE)
8-AGBAZAHOU,
Apollinaire, La bataille du trône, Cotonou, Plumes Soleil,
48p,
10-Rousseau,
Jean-Jacques, Du contrat social, Librairie Générale Française,
Paris, 1996,
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