Basile
Dagbeto est professeur de Lettres Modernes, conseiller pédagogique. Secrétaire
général Adjoint de l’Association des Professeurs de Français du Bénin (APFB),
il est doctorant en Lettres françaises.
Révélé
au public littéraire par les Éditions Plumes Soleil à travers Les pétales du
cœur en 2012, il s’est affirmé davantage dans ce genre littéraire qu’est la
poésie l’année suivante avec l’œuvre dont il est question ici : La cité
grise et onctueuse.
Poète
avéré, mais aussi nouvelliste sporadique, Basile Dagbeto se révèle à travers
ses écrits, un véritable humaniste par l’observation de la vie autour de lui,
de l’homme son semblable. L’homme dans son corps et dans son âme, mais surtout
dans son environnement, son espace de vie.
Cette
façon à lui de voir l’autre agir, d’en détecter les aspects positifs et
négatifs, d’en révéler à la face du monde la psychologie relève d’une qualité
que seul un poète au sens hugolien du terme peut détenir. Basile Dagbeto est
donc poète et un peu d’attention prêtée à cette œuvre nous le confirme aisément.
D’abord avec le titre.
1-Un titre coloré et évocateur
Lorsqu’on
s’attarde un peu sur le titre de ce recueil, on se rend compte qu’il y a là
matière à une analyse multiple.
Avec
la grisaille et l’onction attribuée à cette ville imaginaire mais fortement
vraisemblable, l’on détecte aussitôt l’allégorie qui consiste ici à prendre
cette cité pour un être aux attributs humains avec un corps et une âme. Une
cité au corps gris et à l’âme onctueuse. Mais l’on découvre dans le même temps
l’ironie qui y gît car la grisaille qui n’est en réalité pas une couleur gaie,
ne saurait s’allier si aisément avec l’onction. Et tout le texte va en réalité
fonctionner avec cette dichotomie où en même temps que le physique présente des
attraits chatoyants, l’âme donne à voir une décrépitude patente.
L’auteur
va choisir alors ce locatif qu’est la ville pour y peindre, telle la Bruyère,
dans ses caractères, l’homme. Mais en
réalité pour y déceler une pourriture mentale, une ville complètement
dégoûtante où nagent vice et amertume.
2- La cité de Dagbeto : un corps qui contraste avec l’âme.
L’ambivalence
antinomique entre le corps et l’âme, se fait visible à travers les textes de ce
recueil.
La
cité peinte par le poète dans l’œuvre présente généralement des atouts
physiques non négligeables. Le champ lexical de la beauté citadine y est
abondant : Immeubles aux couleurs épanouies, paradis, vue vive- le sourire
de la mer, rues, gazon, les lumières, les parfums, les cathédrales divines,
chanson en chœur, bâtiments splendides, va s’embellisant…
Mais
c’est dans cette même cité que sous forme oxymorique, le poète présente telle
une chaîne aux multiples maillons, les vices de la ville qui s’égrènent en
chapelet.
2-1 : l’insensibilité
La
cité, c’est celle-là où, le corps beau semble fonctionner sans un cœur. Le
tableau pathétique d’une cité en décrépitude morale, rapporté par le texte
inaugural, « Au lecteur » n’est qu’en réalité un aperçu miniature de
l’insensibilité des cœurs, visibles le long du texte. Une insensibilité des
cœurs qui se traduit chez les citadins qui consacrent des enfants de rue, des
vidomegon, des mendiants dont personne ne s’occupent.
Avec
« spectacles rieurs », le poète dans un ton ironique qui semble être
un style personnifié propose à lire :
« J’aime ces spectacles rieurs de la vie
citadine :
Des enfants sans souci qui flânent sans
cesse. »
Le
poète projette ce regard tendre et doux vers les âmes innocentes, abandonnés à
leur propre sort par des adultes dont le seul souci est d’enfanter. Des adultes
qui savent mettre au monde mais qui ne savent pas protéger, qui ne savent pas
prendre soin. L’enfant qui devait être un projet se trouve être un hasard,
surprenant des adultes qui, comme pour prendre leur revanche sur ce sort qui
les poursuit, lui abandonnent les enfants. Lorsque Victor Hugo évoque l’enfant,
c’est pour exprimer toute cette joie familiale qui l’accueille « Le cercle de famille applaudit à grand
cri ». Mais il insistera par ailleurs sur l’éducation, car pour lui,
« ouvrir une école, c’est fermer une
prison »
L’éducation
semble donc capitale et lorsque, dans une cité, l’on observe l’irresponsabilité
des parents, on ne peut assister qu’à ces spectacles écoeurants décrits aussi
dans un autre texte « Au bord des voies pavées ». Ici, les mots plus
incisifs revêtent encore une autre saveur de cruauté qui fend le cœur :
« Ils dansent presque nus
….dansent dans la fumée citadine
………dans la poussière… »
Pire,
la responsabilité des parents est clairement mise en cause. « Ils ont pourtant, hélas, un père et une mère
vivants. »
Cet
abandon conduit à un autre sur lequel s’attarde l’auteur. Le phénomène de
Vidomegon. Ici, c’est l’avenir de l’enfant qui préoccupe le poète. A travers le
texte « La domestique », la responsabilité de l’aristocratie est
indexée. Ces hommes et femmes qui, loin de voir en l’enfant un être, y découvre
un animal, une bête sauvage à redresser à coup de bâton, de privation… Et
l’enfance se sacrifie sur l’autel du bonheur de ceux-ci sous le regard hautain
parfois et approbateur d’une descendance
coupable. C’est surtout le cas dans un texte que Daté Barnabé-Akayi a
écrit sous pseudonyme : « Les femmes du diable » où à Noël, fête
par excellence des enfants, alors qu’une fille gâtée de jouets se repose dans
le sofa, l’orpheline domestique, cheveux mal tressés se tue à des tâches de
maison.
L’insensibilité
citadine, c’est aussi à travers le détournement du regard vis-à-vis des
mendiants. Ces gens réduits à la mendicité et qui s’effraient des chemins aux
carrefours afin de bénéficier de l’attention d’un passant sur mille au cœur
tendre. Même si l’auteur semble parfois se méfier de ceux-ci, il sollicite
quand même un regard envers eux pour que la cité puisse vivre mieux. Une cité à la recherche du bonheur qui devra d’abord
commencer par se débarrasser d’une catégorie de sa jeunesse.
2-2 : La délinquance juvénile
Certains
jeunes, souvent abandonnés, n’ont d’autres exutoires que de s’engouffrer dans
des vices immondes. Les rues de la cité, décrites par le poète, sont le
réceptacle de vol, de viol, d’assassinat, de cambriolage.
Dans
« rues chétives » ; l’auteur, par une personnification, loin de
bous donner à voir une étroitesse spatiale, nous plonge dans un véritable
ghetto à l’instar de Harlem, ce quartier New-yorkais du début du XX ème siècle.
« Des citadins aux pensées abjectes
Vous fouillent, vous inondent…
Des leviers vétérans aux flammes raides et
obliques
…crachent des volcans. »
Le
poète y parle même de « jungle où
l’épée plane ».
Et si
ce n’est pas dans la rue, c’est sur la toile dans les cybercafés ou dans les
maisons pour les plus nantis. Là, devant leur petit écran toute une vie entière
peut être détruite par la vente d’une illusion. La foi, la croyance ferme des
occidentaux en leur instrument de communication qu’est l’internet, se
transforme alors en une désolation, une tristesse et un regret amers d’avoir
fait confiance aveuglément. Dans le même temps, une aisance visible s’affiche
sur le visage de ces jeunes malhonnêtes, escrocs et assassins.
C’est
avec eux souvent que s’acoquinent les demoiselles qui, elles aussi, ont retenu
l’attention du poète. A l’instar de Ronsard, le poète propose
« Mélanie » où il va mettre en garde le personnage éponyme du ballon
dégonflé et jeté après usage qu’elle devient lorsque dans la fleur de l’âge,
elle occulte tout conseil d’adulte et se comporte telle la Jeannette de GG
Vickey (Vickey est mort) ou la
Chimène-Ablawa de Louis Mesmin Glélé dans Symboles
et Cymbales. Ces jeunes filles, dans la fleur de l’âge, se prennent pour
les reines de la cité et inondent les rues, les jambes longues et nues, le sexe
dans la paume de main. Le poème « ces âmes qui s’offrent » en est une
illustration parfaite.
C’est encore
cette jeunesse sans distinction de sexe que l’auteur présente également face à
Dieu, hypocrites et infidèles.
Le
texte, « la sortie de cathédrale » offre à voir, les fidèles
chrétiens, tels les pauvres d’Arthur Rimbaud dans « Les pauvres à
l’église », très peu soucieux de Dieu et de la foi, mais de leur condition
sociale. De leur apparence soignée et surtout des êtres à accompagner à la
sortie, des rencontres organisées ou fortuites, de ces séances intimes où,
toute parole de Dieu avalée puis régurgité aussitôt, on s’offre librement. Ces
même chrétiens qui, le même jour de Dieu, loin de l’église, s’adonnent
également à des actes insalubres à travers « dimanches vespéraux ».
Mais
la libre circulation de tous ces vices n’est rendu possible que par une seule
catégorie de citadins : les dirigeants politiques. En effet, si l’on s’en
prend à la délinquance juvénile, l’on ne doit pas oublier que ce vice peut être
aussi sénile.
3-L’inculture des dirigeants
La
grisaille et l’onctuosité de la cité de Dagbeto partent d’abord du cadre physique qui environne ses
habitants. Un cadre mal loti. En effet, le poète commence par s’en prendre aux
géomètres qui ont à charge la géographie, la gestion spatiale citadine, mais
qui, en complicité avec les autorités politico-administratives, non seulement
proposent des plans d’urbanisme erronées, mais aussi et surtout, ceci
expliquant cela, se réservent des terres
à vendre pour leur propre compte, vendent des espaces non cessible à cause de
leur utilité pour une viabilisation aisée de la cité. C’est comme ce topographe
colonial dans Le lion et la perle de
Wole Soyinka. Parce que rempli de cadeau, de pot de vin, celui-ci déclare
s’être trompé. « La route ne doit
effectivement pas prendre par là »
C’est
cela même nos géomètres. Et la ville se retrouve alors, à chaque colère
naturelle sous l’eau. Le poète aborde l’inondation que les citadins finissent
faussement par prendre pour une fatalité.
Avec
un humour rempli d’ironie également dans « ordures, soyez bénis » ou
dans « Les bons citoyens », le poète va aborder la question de
l’insalubrité. Une insalubrité insolente qui pourrit la cité, qui la rend
grise, mais qui ne semble pas être la
préoccupation des autorités.
L’irresponsabilité,
pis, l’inculture des dirigeants, transparaissent aussi à travers le texte
« j’ai cherché en vain » où un constat amer se fait dans la cité.
L’absence visible et assourdissante de bibliothèque, de centres culturels, de
lieux consacrés aux artistes par la municipalité.
L’irresponsabilité
des dirigeants se lit encore chez le poète qui revient sur cette décision
fatale qui en 1986 a englouti l’espoir de génération entière d’étudiants, de
futurs enseignants qui ont appris un matin, à leur corps défendant, que l’école
de leur rêve, l’école formatrice des formateurs de toute l’intelligentsia du
pays sera fermée. Ce texte intitulé justement « 1986 » est surtout
recommandé aux autorités en charge de l’éducation qui doivent savoir que entre
les quatre murs de leurs bureaux, peuvent se prendre des décisions
génocidaires.
« Nous n’y croyons guère, nous sommes sortis
de la barque
Nos espoirs ont succombé, devant nous
végétation de neige
Les esprits s’évadent dans des projets
vagues
Reviennent mousseux et bredouilles,
cendres volatiles
Nous n’y croyons pas et pourtant,
générations desséchées »
4-La cité comme responsable des vices
Jusque-là,
c’est l’être humain que nous rendons, avec bien sûr la complicité du poète,
responsables des malheurs de la cité. Mais en réalité, la cité est elle-même, à
l’origine de ses propres malheurs. L’auteur n’a pas manqué de le souligner. Dans
le texte « veux-tu mettre pied dans la cité », l’auteur semble, vu
tout ce qui s’y déroule, interdire l’accès de la cité à tout individu, en fait,
tout exode rural semble être prohibé.
Ici,
nous concevons le fait dans ce sens où, ce sont les attraits citadins qui
génèrent les vices. Les lieux de distractions saines étant absents, on y
découvre les rues lumières les soirs, les hôtels, les cybercafés où tout se
déroule.
L’auteur
semble se mettre d’accord avec Jean-Jacques Rousseau qui, lorsqu’en 1749,
l’Académie de Dijon a posé la question de savoir si le rétablissement des
sciences et des arts a contribué à épuré les mœurs, a répondu par la négative
dans son discours sur les sciences et les
arts :
« Depuis que les savants ont commencé à
paraître parmi nous, les gens de bien se sont éclipsés »
Ainsi,
loin de contribuer à épurer les mœurs, la cité avec l’industrialisation à
outrance, les arts, les favorise. Et si alors elle est grise et onctueuse, elle ne fait rien au contraire ni pour avoir
une couleur plus heureuse, ni pour se débarrasser de l’onctuosité de ses
habitants.
Cependant,
l’auteur indexe une seule entité citadine, catharsis : la mer. Seule la
mer en effet à travers l’œuvre peut guérir les âmes rendues grises et
onctueuses à l’instar de la ville, selon le poète.
« Écoute le souffle de la mer, le souffle de
la vie aussi
Écoute cette prestigieuse et subtile voix
de la mer
Car face à l’obscur stress qui te ronge,
qui nous ronge,
Et qui s’empare de nos vies quand le soir se
courbe,
Seul le souffle des eaux bleues me semble
majestueux ;… »
Au
total, cette brève incursion que l’auteur me permet à travers son texte me
conforte dans cette position de
reconnaître en lui un véritable poète. Un poète à l’usage facile des images, à
la combinaison aisée des mots. Le laps de temps qui m’est accordé pour ce
travail ne m’a permis d’aborder qu’un dixième des textes, ni même de m’attarder
sur leur forme. Ce sera certainement partie remise.
Anicet Fyoton MEGNIGBETO
Professeurs
de Lettres Modernes