Andounian,
L’enfant nangnango.
©Editions Plumes Soleil
09BP 477 St Michel Cotonou
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Dépot légal N°: 12380 du 21/08/2020
3ème trimestre- Bibliothèque Nationale
Isbn: 978-99982-959-0-2
Tous droits réservés pour tous pays
Maquette: Anicet Fyoton MEGNIGBETOAssan 1erJumeau N’GOYE.
Andounian,
L’enfant nangnango.
Roman
NOTE PREVENTIVE
Un voyage à travers le temps et l’espace, ne serait-il que d’une
fourchette de temps séparant des générations d’hommes et
de femmes, et d’une localité appelée Temkpé. Tel est ce à
quoi nous invite l’ouvrage de Assan 1er Jumeau N’GOYE.
«Voyage» ? Certes car que d’événements ont, en effet, bouleversé, déséquilibré et traumatisé Temkpé et toute la communauté humaine en majorité baatonu qui y vit.
L’œuvre de Assan 1er Jumeau N’GOYE est le miroir de la
société baatonu des Nangnango du Bénin, une société des
valeurs de sagesse, de bravoure, de travail, de solidarité,
d’amour et de dignité. Une société où les normes sociologiques et les institutions sociétales sont encore respectées et
viables. Mais une société d’ouvertures vers le monde, parce
que les valeurs temporelles et spirituelles y ont droit de cité
en se côtoyant avec pour principaux bénéficiaires, le baatonu
et les citoyens et citoyennes de Temkpé.
Temkpé a montré que toute personne a le droit de professer
sa religion dans le respect de la différence de l’autre.
Cette œuvre est aussi le produit de son temps, de son époque,
puisque non seulement les valeurs des droits humains ont
été en parfaite symbiose avec celles de l’environnement, de
l’écologie, de la diversité de la faune et de la flore, mais surtout parce que Temkpé est en proie à des difficultés liées
à l’environnement, obstacles majeurs à son développement.
Voilà le substrat ou la quintessence de l’ouvrage de Assan 1er
Jumeau N’GOYE.
La parution du présent récit inspiré du Bénin profond, c’està-dire du terroir béninois, nous révèle par le truchement des
talents de ce jeune auteur, un monde en lutte pour sa survie,
un monde où les acteurs ont su puiser les ressources morales,
culturelles et sociologiques requises pour discerner entre la
convenance et l’inconvenance, le modernisme, c’est-à-dire
l’évolution et la stagnation.
Professeur Jean-Nazaire TAMA, Docteur en droit public, HDR des Universités françaises en droit public.
Université de Parakou (Bénin).A
Mon père Orou Baran DAGUI,
L’encre a coulé à la place des larmes. Première partieI
Nous sommes au quinzième jour du troisième mois de la saison. La végétation a
changé d’aspect. Les animaux, les oiseaux,
les insectes et les reptiles célèbrent de diverses manières ce changement. Les champs fleurissent et les
braves paysans sifflent pour manifester leur joie.
Chacun de son côté se bat pour ne pas rater cette
chance inouïe. Les re-semies étaient à leur comble
pour certains. D’autres par contre, reprennent totalement les semis. Pourvu que la pluie accompagne
cette fois-ci.
Au champ, on attèle les taureaux pour les livrer à
une activité qu’ils n’exerceraient pas de leur plein
gré ou même pas, si le choix leur était accordé. 10 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Pourtant, leur existence semble être liée à cette activité. Car partout ailleurs, on les utilise pour cette
fin, comme le cheval pour guerroyer.
Les nez percés, auxquels on relie une corde à base
d’un anneau pour les faire obéir, on place les taureaux côte à côte. Puis on prend la corde de l’un
qu’on attache sur les cornes de l’autre. Et la corde
du premier taureau, souvent placé à gauche, était
gardée par quelqu’un habilité à les guider. On pose
ensuite sur leur cou un joug, fait de cinq trous dont
deux se trouvaient à chaque extrémité et un au milieu. Les quatre trous qui se trouvent à l’extrémité,
sont traversés d’un fer de forme à peu près orthogonale. Le bout du fer était percé et enroulé par
un fil de fer l’empêchant ainsi de tomber une fois
placé dans l’un de ces trous. Le cou des taureaux
était donc encadré par les deux fers qui se trouvaient à chaque extrémité. Au cinquième trou, situé
au milieu du joug, on adjoignait un fer de forme
arrondie et dont les extrémités étaient également
arrondies superposées de sorte qu’on puisse les traverser par un fer droit au bout pointu et formant
un rond à l’autre extrémité. On reliait donc le joug à
la charrue, par une chaîne à partir du milieu du joug
qui est le cinquième trou. Tout était donc prêt pour
commencer le labour. Deux personnes suffisent
pour faire labourer le champ. La première personne
guidait les taureaux et la seconde était à la charrue. Mais pour celui qui a un taureau peu actif, il
lui fallait trois personnes. C’est-à-dire une troisième Andounian, L’enfant nangnango. 11
personne pour faire avancer le second taureau, qui
souvent peine à partir aussi vite que l’autre. Dans
les champs un peu partout, on pouvait constater le
même scénario. On pouvait entendre d’un côté à
l’autre le cri des laboureurs ainsi que des charrues.
C’était comme une course de cheval. On jetait de
temps en temps un coup d’œil pour voir l’avancement des uns et des autres. Au fur et mesure que
les sillons étaient tracés, les femmes ensemençaient.
Pendant que la concurrence battait son plein, Garigui constata que le taureau de son frère d’à côté,
était déjà couché, refusant de se lever malgré les
coups qu’il recevait. On lui fit aspirer du tabac, puis
on mordit sa queue, ensuite, on lui fit boire de l’alcool mais il demeurait impassible. Garigui qui pensait avoir trouvé un fait divers pour ce soir en reçut
davantage. Alors que ses voisins se démerdaient,
Garigui sifflait fièrement, se disant en lui-même,
sans jamais tâcher de le faire remarquer, d’avoir les
meilleurs taureaux de la région. Et c’est à ce moment précis que le joug s’enleva de la tête du second taureau qui était déjà en rage. La contrainte
à laquelle on les soumettait n’était pas sans conséquence. Dans de telles circonstances, les animaux
avaient souvent des occasions de manifester leur
mécontentement. Au moment de s’arrêter pour
être ajusté, les réflexions de rage déferlèrent dans
la tête du taureau. On pouvait à peu près lire ceci
dans sa pensée : 12 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Pensez-vous que Dieu nous a créés sans des droits ?
Saviez-vous que votre existence dépend en grande partie de
la nôtre ?
Ne pensez-vous pas que nous méritions une vie autre que
celle-là ?
Vous êtes orgueilleux, sans scrupule, et vous ne considérez
une chose que par rapport à son usage matériel ; rien comme
fin mais au contraire comme moyen ; race de pervers, vous
êtes maudits c’est pourquoi vous agissiez toujours en maudit.
Le moment viendra où nous nous soulèverons contre vous
et là, vous saurez qui nous sommes et de quoi nous sommes
capables.
Pour le moment, je fais ce que vous me demandez, mais le
jour viendra, ce jour est imminent, ce jour est déjà là ; si une
occasion se présente, vous saurez que c’est là le jour dont je
vous parle mais vous ne comprendrez pas parce que vous êtes
stupides.
Et le moment était venu pour lui d’extérioriser sa
pensée. Pour se venger, il bondit comme un cheval sur la tête de l’enfant qui s’était agenouillé pour
ajuster le joug. Aussitôt, le sang commença par
couler de la tête de l’enfant comme d’un robinet
à pompe détérioré. L’enfant défaillit. Garigui laissa
la charrue et alla à son secours en criant d’une voix Andounian, L’enfant nangnango. 13
stridente : faabao ! Les femmes abandonnèrent leur
sillon et accoururent vers l’enfant. L’enfant voyait
déjà les anges et les monstres défiler. Il contemplait
ainsi les réalités de l’au-delà. Le taureau quant à lui,
se félicita de l’exploit qu’il venait d’accomplir. Il se
disait avoir donné une bonne leçon à ces hommes
dont le comportement à leur égard était sans vergogne. Cela devrait les amener, pensa-t-il, à revoir
leur statut. Mais en agissant ainsi, il ignorait les
conséquences de son acte. Non seulement il pouvait être frappé ou vendu, mais aussi et surtout, il
peut être abattu.
C’est à ce moment qu’un sentiment de regret
le contraria, car il aimait l’enfant. Il est celui qui,
chaque matin, avant la levée du soleil, les conduisait
dans de vert pâturage, et ne revenait qu’au coucher
du soleil après qu’ils aient bien brouté les herbes. Il
était celui qui les épargnait des morsures de serpent
et les déliait lorsque leurs cordes se trouvaient coincées quelque part. C’est lui qui chassait les taons
chaque soir en allumant le feu autour d’eux. C’était
même lui qui alla chercher un des leurs qui s’était
égaré, à vingt-cinq kilomètres du village. Bref, il
était tout pour eux ; c’était leur confident. Ces idées
le hantaient après son acte et pour s’excuser, il approcha sa langue et le frotta contre le corps de l’enfant qui n’avait plus de vie. Son nouveau geste était
synonyme d’excuse. Aussi, par ce geste, racheta-t-il
la vie de l’enfant. L’enfant reprit ses esprits et cette
même nuit, le taureau soupira. En voyant tout ceci, 14 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Garigui songea : « Les animaux nous comprennent
mieux que nous ne les comprenons. Et si la moralité des hommes, pouvait ressembler à celle des animaux, on vivrait mieux, avec une justice parfaite ».
Ce jour-là, Garigui ne fit que seulement vingt lignes
et rentra chez lui pour soigner son enfant. Il comprit
par ces événements qu’il ne faut jamais prendre
plaisir du malheur de son prochain mais plutôt lui
venir en aide en compatissant à sa douleur. En tout
cas, pour Garigui, tout a mal commencé…II
Un vent glacial traverse le silence égaré. De
loin se fit entendre l’aboiement d’un chien,
repris en cœur par d’autres qui l’ont reçu
comme une alerte. D’un moment à l’autre, le chant
du premier coq annonça la venue d’un nouveau
jour. Et le silence qui régnait en maître, au grand
plaisir des paresseux, fut perturbé. Instantanément,
le cri d’appel du muezzin retentit, rappelant aux fidèles musulmans leur devoir fondamental. De part
et d’autre, ceux-ci débouchèrent pour répondre à
leur engagement. Bientôt, on aperçut remonter le
ciel ce qui annonce la résurrection des repas d’hier
en état de décomposition. La pénombre disparaît
à petit coup. Les coqs sortent de leur basse-cour
pour reprendre leurs activités instinctives. A la 16 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
mosquée, comme à l’accoutumée, après la prière
matinale, on discutait, on parlait de tout ; du passé,
du présent et du futur. Les débats, souvent centrés
sur les faits importants, ceux qui peuvent causer un
grand bouleversement, n’échappent guère à la vigilance de Soigui et de Garigui. Deux individus aux
superbes qualités. On est toujours attentif à ce que
chacun d’eux disent. Nul ne blâme ce qu’ils apprécient ni n’apprécie ce qu’ils blâment. Garigui, celui
qui a la parole, celui qui parle, celui qui aime la parole, est souvent confondu à un maître de la parole
et parfois même à un prophète. Les bras toujours
croisés derrière, la tête auréolée d’un diadème de
beauté, le teint bronzé, et un visage décontracté qui
laisse présager un bonheur éternel, Garigui ne sortait aucune parole regrettable de sa bouche. Avec
son 1m75 et ses petites lèvres, un corps taillé sur
mesure, il faisait le rêve de toutes les femmes. Il
n’a rien perdu de sa beauté malgré ses soixante-dixhuit ans. Assis entre Soigui et Garigui, Dandagou
articule :
— Je ne me lasse de m’interroger, comme d’ailleurs le ferait quiconque, de l’exaucement
de nos prières. Cela fait plusieurs jours que
nous attendons, depuis la dernière pluie,
une autre, mais en vain. Une telle situation
ne saurait maintenir impassible un père qui
veut le bonheur et la survie de ses enfants,
surtout lorsqu’ils ne cessent de crier vers lui.
Des premiers criquets on en voit plus qu’un. Andounian, L’enfant nangnango. 17
— J’ai bien perdu le souvenir des rêves. Les
cauchemars sont devenus mon quotidien.
Même à la clarté du jour, les yeux ouverts, je
n’aperçois que de l’ombre. Et quand du côté
des grands devins s’égare la clairvoyance, il
ne revient qu’aux crapauds de déloger les
serpents de leur tanière et les livrer aux malheurs des souris. Renchérit Tabé
— Les morts se suivent mais ne se ressemblent pas.
Ne laissez pas une mauvaise saison effacer
le souvenir des années de bonheur connu
grâce à la bonté d’Allah. On ne peut pas
vouloir que les saisons apparaissent toujours
de la même manière et à la même période. Je
pense que la pluie, on en aura en abondance.
Et si ça ne vient pas, c’est parce qu’Allah n’a
pas décidé.
— Bien vu, mon cher Garigui. Nous ne pouvons pas charger Allah de tout ce qui nous
arrive. Cette croyance a égaré bien de gens
dont l’attitude irrationnelle remet en cause
l’humanité et la perfection d’Allah.
— Ce qu’il nous faut condamner plutôt, c’est le
silence de notre premier responsable.
— De quel responsable parles-tu ?
— Mais, du nansounon ! du nansounon !
voyons. 18 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
— Oui mais que peut-il faire ?
— Que doit-il faire plutôt ? Tu me surprends
mon cher ami. Tu parles comme un étranger
qui ignore la tombe de l’aveugle. Dis-moi :
qu’est-ce qu’il y a lieu de faire dans de telle
situation ? Dis ! Tu en sais quelque chose
non ? Parle.
— Les nangnango avaient pour coutume d’implorer la clémence des ancêtres par des yanguru ou sacrifices rendus soit à yabéré sanni,
yotoru, bagu saru, somma tinrin ou koudou.
— Oui mon cher Soigui ; parce que chez nous
comme chez les nangnangos, le yanguru est une
action marquée par la mise à mort sanglante
d’un animal. Aux époques très anciennes,
l’animal était sacré, sa vie était intangible et
ne pouvait être supprimée qu’avec la participation et sous la commune responsabilité de toute la tribu, en présence du bunu ou
divinité, afin que s’assimilant sa substance
sacrée, le peuple raffermisse l’identité matérielle qui reliait les uns et les autres et à
la divinité. Le yanguru était un sacrement.
Il désigne, chez nous, l’immolation d’animaux : taureaux, bœufs, vaches, béliers,
brebis, bouc, chèvres… Outre les sacrifices
claniques qui regroupaient les membres de
chaque clan, on distingue le sacrifice public, Andounian, L’enfant nangnango. 19
fait au nom de tout le peuple. Le sacrifice
clanique vise d’abord à montrer à l’individu
son appartenance au clan, puis à préparer
les jeunes à assumer leur responsabilité future. C’est par ceci que les jeunes sont liés à
leur totem ou ancêtre ; et par ce même biais,
le totem reconnait ses futurs protecteurs. Le
totem public est présidé par les nangnango,
principaux sacrificateurs de nansounon, le roi.
Les raisons fondamentales qui précèdent ce
sacrifice, outre les événements historiques,
sont de lutter contre une calamité : combattre une sécheresse ou bien éloigner une
épidémie. Nous le savons tous, c’est à koudou que la voix des ancêtres se fait entendre.
C’est le dernier lieu de tous les espoirs du
peuple. C’est le lieu où les grands sacrifices
sont offerts.
— Bien évidemment, nous le savons tous, Garigui. Après les sacrifices rendus à koudou, la
pluie revenait assurément.
— Mais alors, avais-tu donc oublié cette partie
de notre histoire, mon cher frère Soigui ?
— Non, mais quelque chose me tourmente au
sujet de la santé du roi. Et je crains que le
pire n’arrive…
— Oh ! oui. Notre nansounon s’en va vieillissant.
Je me demande si son âge peut supporter sa 20 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
maladie. Observa Dandagou.
— La vieillesse n’est pas une maladie. Ironisa
Tabé..
— Mais c’est la porte d’entrée de la mort. Rétorqua Dandagou.
— Les moments ne sont pas favorables aux balivernes. Avez-vous écouté Soigui ? La santé
du roi doit inquiéter tout un chacun…
Garigui n’acheva pas ses observations lorsque de la
cour royale on entendit, gren ! gren ! gren !
Le vieux tam-tam a résonné. Le canon retentit, les
trompettes ont suivi. Aussitôt, comme des hussards, tous se levèrent. Que s’est-il passé ? S’interrogeaient-ils. Quel mauvais présage a frappé à
notre porte ? Le baobab est-il tombé ? Ou c’est un
prince ? Le retentissement du tam-tam annonce un
mauvais jour. Nous n’avons plus jamais entendu le
son mortuaire du tam-tam depuis un demi-siècle.
Cela remonte à la mort de Tantanmin, dernier roi
du trône. Les murmures se multiplièrent quand le
kirigou apparaît.
— Na gafara kana. Je porte un message de la
part de l’Imam. Il se trouve actuellement au
palais, et m’a dépêché vers vous. Frères, les
racines n’ont pas pu supporter le baobab face
au dernier vent soufflant. Le grand Imam Andounian, L’enfant nangnango. 21
convoque une réunion des fidèles ce soir au
palais, pour accompagner les défunts.
Sans un mot, le groupe se casse. Les mains croisées
derrière le dos, chacun rentre chez soi. A la maison, Garigui retrouve sa femme au lit. Il lui adressa
la parole comme à un ennemi accidenté, qu’on retrouve seul au bord de la voie.
— Que fais-tu au lit jusqu’à cette heure-ci ? Tu
n’as donc pas chauffé les repas d’hier pour
moi et pour les enfants ?
Dans sa tête, le regret de n’avoir qu’une seule
femme l’envahit. La femme s’étire et d’une voix
brouillée répond.
— J’ai essayé de me lever mais je n’avais plus
de force.
— Il faut l’avoir maintenant.
— Les travaux d’hier ont volé toute mon énergie…
— N’importe quoi. Tu ne mesures même pas
le poids des événements qui circulent autour du village. N’as-tu rien aperçu du côté
ouest ?
— Quel côté ouest ?
— Combien en connais-tu dans ce village ? 22 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
« Le malheur d’un homme ne se mesure pas dans la
succession tragique des événements qu’il traverse,
mais plutôt d’avoir une femme couleuvre ». Songea
Garigui, regardant sa femme, qui peinait à ouvrir
les yeux, d’un air pensif et désagréable. Eberlué par
l’attitude de sa femme, d’une voix moche…
— Le roi est mort !
A ces mots, la femme se leva, mais tomba deux
fois sur le lit avant de pouvoir se tenir sur ses deux
pieds. Elle gigotait comme une souris trempée. Son
mari n’avait pas attendu voir ce spectacle. III
Le soir venu, les fidèles musulmans se dépêchaient pour répondre à la convocation de
l’Imam. Au palais, les tambours retentissaient, et les princes des contrées environnantes
emplissaient la cours royale. Soigui alla trouver son
frère pour faire chemin ensemble.
Dans le village aussi bien que les contrées environnantes, rien ne semble ignorer le désastre survenu. Et cette situation fit régner un silence inédit.
On pouvait percevoir de loin le moindre bruit de
quelque conversation. Soudain, on entendit grou
rou rou rouuu !... Un bruit assourdissant cassa le
silence. Le ciel annonça quelque chose. L’odeur
d’une terre bénie parvint aux nez bien conçus. Le
bruit du tonnerre envahit aussitôt le village. Il se fit
accompagner par des nuages qui rendirent la vue
impossible d’une distance d’à peu près trois pas. De 24 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
part et d’autre, on se précipite pour ne pas se faire
surprendre par la pluie. Les femmes rangèrent les
fagots de bois utiles pour la cuisine. A la vue des
nuages, aussi bien qu’à l’écoute du grondement du
tonnerre, ou bien de l’odeur du sol qui nourrissait les
nez, on ne se douterait pas d’une abondante pluie,
capable de ressusciter des cultures moribondes.
Garigui chez lui songeait : à quelque chose malheur
est bon. « Ainsi, la mort du roi nous donne la pluie,
conclut-il ». Soigui quant à lui n’atteignit point la
maison de son ami quand la pluie commença par
de petites gouttes. Il se retourna illico.
Alors qu’il pensait avoir échappé à la pluie, qui
commençait déjà à s’annoncer par de toutes petites
gouttes, il fut énormément surpris par la rapidité
soudaine des précipitations. Sa vitesse ne lui permit point de se mettre à l’abri. Il était déjà mouillé
quand il se trouva devant sa porte. Mais sa femme,
du moins sa couleuvre, avait déjà bloqué la porte de
l’intérieur avec un gros et solide bois. Cette femme
géante de taille et de teint noir, de grosses lèvres,
ne rendait pas l’existence agréable à son mari.
Son corps repoussant donnait toujours l’air d’une
femme qui ne connaissait pas le langage des toilettes. On se demande parfois où Soigui était allé
chercher une telle chose. Il cogna plusieurs fois à
la porte sans succès. Sa femme assimilait le bruit
de la porte au grondement du tonnerre mélangé au
crépitement des grêles qui tombaient aussi sauvagement. Soigui était si absorbé par ses réflexions Andounian, L’enfant nangnango. 25
qu’il ne prêtait plus attention à ce qui se passait autour de lui. La pluie faisait rage. En peu de temps, il
fut trempé jusqu’aux os. Pendant un long moment,
il resta là cloué, cherchant à maîtriser la colère qui
montait en lui. Tout à coup, il entendit des pas nonchalants se diriger vers la porte. « Je serai bientôt
libéré de ce calvaire », songea-t-il. Mais les pas
semblaient s’éloigner encore de la porte. Aussitôt,
il multiplia les coups, suivis d’un cri de rage. Ce qui
laissa la porte ouverte. Au moment où il voudrait
se jeter sur sa femme pour lui apprendre à vivre
en couple, il s’aperçut de la lourdeur de son pied
gauche. Voulant soulever son pied, il remarqua avec
surprise, un véritable boa qui avait trouvé refuge
autour de son pied. Sans attendre, avec une rapidité
inédite, sa femme alla chercher le coupe-coupe et
revînt délivrer son mari. Ce qui fit oublier à Soigui la situation de départ ; mais plutôt se disait être
heureux d’avoir une femme courageuse. C’est alors
que tout redevint normal. Une situation fit oublier
une autre. Ainsi va la vie…
La pluie s’abattit sur tout le village durant toute la
nuit et jusqu’au lendemain midi. L’espoir commençait à renaître. Cette nuit, les peurs disparurent un
tant soit peu des cœurs. La joie envahit les braves
paysans, ce qui ne leur permit même pas de fermer les yeux. Ils s’imaginaient déjà dans les champs,
derrière la charrue et les taureaux, formant des figures géométriques. Les statistiques prenaient
place dans les pensées ; ainsi que l’idée de ne pas 26 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
se laisser surprendre par la saison. Ils se disaient
qu’avec cette pluie, ils pourraient rattraper le long
temps de sécheresse connu en cette période. Mais
la pluie ne permit point aux habitants de Temkpé de sortir. Midi était passé, le soir était venu et
aucun signe dans les cieux n’annonçait la fin de la
pluie. Garigui était dépassé par cette situation. « Un
malheur n’arrive jamais seul » pensa-t-il. La loi des
séries prouve qu’un événement affligeant en entraîne toujours un autre. Une telle chose ne s’est
jamais produite dans ce village. C’est une première.
A quoi penser maintenant. A la mort du roi ? Ou à
la venue désastreuse de la pluie ? Il semble être perdu et totalement bouleversé. « Mais que peut faire
la volonté humaine face aux lois de la nature ? »,
s’interrogea-t-il.
Cette situation malheureuse ne semble pas inquiéter les nouveaux habitants venus ; ils coassèrent
plutôt davantage. Le village passa bientôt trois
jours plongé dans la pluie. La joie a laissé place
aux jérémiades et aux plaintes de tout genre. Les
voies étaient inondées d’eau ; les caniveaux n’existaient plus, seule, l’eau demeurait à la surface. Les
maisons étaient submergées. Elles furent pendant
trois jours baptisées. Ailleurs, toute une famille se
trouva sans demeure. Privée de tout, elle était isolée
au monde. Les dégâts étaient énormes. La pluie ne
cessa que le quatrième jour. Ce jour-là, tout le village était plongé dans le deuil. Sept enfants sont
portés disparus et dix foyers était sans abri. Nul ne Andounian, L’enfant nangnango. 27
semble se réjouir de la venue de cette pluie. La terre
était si molle que même les vers de terre s’enfonçaient. Le deuxième jour après le déluge, les sages
du village convoquèrent une grande réunion. Il a
été donc décidé d’offrir un grand sacrifice comme
l’avait souhaité le devin du village. Mais il fallait se
déplacer pour trouver l’animal du sacrifice. Dans
une telle circonstance, seule une vache de couleur
noire, dont les cornes sont tournées vers le bas, était
admissible. On choisit trois jeunes gens les plus rapides du village. Après quatre jours de marche, les
jeunes revinrent avec la vache qui ne se laissa pas
aller facilement. Tout était prêt pour le sacrifice.
En l’absence du roi, on ne peut que se contenter
d’un tel sacrifice pour apaiser la colère des ancêtres.
Quand tous les sacrificateurs se réunirent pour
commencer les cérémonies, ils trouvèrent l’animal
sacrificiel mort. Comment justifier un tel fait ? Les
dieux sont-ils en guerre contre nous ? Les sages
étaient étourdis, perdus dans leur pensée. Tous rentrèrent chez eux éberlués. Aucun sacrifice n’eut lieu
ce jour-là.
Au palais, les élucubrations et cris lugubres des
princes, princesses, griots et reines mères se font
entendre. Dehors comme dedans, le palais est peuplé d’homme. Sur les âtres sont posées des marmites qui accueillent les grains du riz, de haricot
et de farine, les légumes, les condiments et tout ce
qui peut servir de mets. Les vieux, d’un âge très
avancé et d’une influence particulière, ainsi que le 28 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
devin du village, se trouvaient à l’entrée d’une petite
chambre ronde, coiffée de chaume. La porte était
tout simplement faite de peau de buffle. A l’intérieur, on pouvait trouver des talismans, des tiges de
fer ornées d’images à peu près identiques : c’était la
tige des rois décédés. Cela symbolisait l’ensemble
des rois qui ont régné. A chaque décès, un objet du
genre était forgé. Sur le mur, les dessins montrant
les princes à genoux devant un gros serpent, tourné
contre lui-même et formant un tour. C’était l’incarnation de l’ancêtre du clan. Par terre sur une peau
de lion, symbole du trône, était posé le corps du roi.
A ses côtés, attendait une vieille femme : le Gnon
Kogui, mère protectrice et nourricière des princes.
A côté d’elle, trois calebasses sont disposées, une
calebasse remplie d’eau, une autre de nourriture, et
la dernière, vide. Le roi pouvait se lever et manger
à tout moment. A l’extérieur, un groupe de griots,
faisait la nécrologie du roi. Les jeunes princes et
princesses se faisaient raser la tête en signe de deuil.
Les tam-tams funestes résonnaient, les trompettes,
et trois coups de canons. C’est le deuil. Garigui et
Soigui rejoignent les autres fidèles.
Soigui assis auprès de son camarade, tout doucement se penche et lui glisse quelques mots.
— Mes oreilles ont recueilli quelque chose,
lorsqu’on passait devant les sages assis à
l’entrée de la petite case ronde. Andounian, L’enfant nangnango. 29
— Quoi donc as-tu entendu ? Demanda impatiemment Garigui
— Il se pourrait que la mort du roi soit provoquée.
— Par qui ?
— Et comment veux-tu que je le sache ?
— Je pensais aussi que tes oreilles ont pu voler
quelque chose du genre.
— Non ! mais c’est la guerre du trône. Un roi
ne meurt pas quand il veut. En quête du
pouvoir, certains princes tentent d’y accéder, par tous les moyens seulement pour
avoir accès à toutes les belles femmes du
village, et bénéficier du meilleur fruit de la
région. Je ne vois pas plus…
— N’avilis pas notre royauté. Rien n’a de valeur
que l’accès à la haute souveraineté. Tout le
reste n’a aucune importance. Tu n’ignores
rien de son père…
— Oui évidemment. Le vénéré Nansounon
Woungo. L’honnêteté d’un roi élevée au
rang des dieux. Chaque matin, à son réveil,
il trouvait tant de chose dans la cour du palais, qu’il ramassait et jetait loin du palais, réduisant ainsi leur pouvoir maléfique. Cette
situation qui se multipliait, finit par avoir 30 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
raison sur lui. Il perdit la vue. C’est ce qui lui
a valu le nom de Nansounon Woungo. Mais
pourquoi on lui en voulait tant ?
— Parce que l’homme est un être de besoin ;
des besoins illimités. Cela témoigne, souvent, de la mauvaise gestion de nos sociétés. ‘’On’’ veut le pouvoir, parce qu’ ‘’On’’
veut manger plus que les autres. L’intention
d’accès au pouvoir est toujours « soi » avant
les autres, non le contraire. Si un prince ne
renonce pas à lui-même, il ne pourra jamais
gouverner ses sujets de façon convenable.
Avons-nous vu un roi abandonner le trône
parce qu’il ne satisfaisait pas les besoins du
peuple ?
— Hélas ! Tous, morts la couronne sur la tête.
Ah ! l’Imam arrive.
Tous se lèvent, et répondirent à la salutation de celui-ci. Il salua la présence de chacun. Ils avaient ainsi obéit à leur devoir de fidèle musulman. Les encourageant à se soutenir les uns les autres, et à prier
pour le chef du village qui venait de rejoindre ses
ancêtres, afin qu’Allah l’accepte dans sa demeure.
Il les invita aussi à ne pas se lasser de prier pour la
saison qui semble mal démarrée cette année. Que Andounian, L’enfant nangnango. 31
la stabilité pluviale connue, après le déluge, les accompagnent jusqu’à la fin de la saison. Il termina
par une bénédiction, puis chacun se disperse après
avoir goûté de la cuisine des vaillantes femmes. IV
Pendant ce temps, sous le grand manguier, les
hommes se livrent à une bataille technique et
méthodique. C’est le lieu de divertissement
le plus populaire du village. Garigui ne manque
guère à ce rendez-vous, ou presque. La rareté de
la pluie a considérablement multiplié le nombre
des spectateurs. Cela excite. Un candidat invaincu,
Wirugui était là. Les gens le nomment par ici Goni :
l’invincible. Avec sa grande taille, son regard de vipère, la tête à moitié dépeuplée de ses habitants, les
doigts de monstre, il présente l’image d’un ennemi
du travail. Mais au jeu, il dicte sa loi depuis bientôt douze ans. Tout le monde veut le voir jouer.
Ses techniques de jeu, ses manies de déplacer les
pions, et ses cris de victoires tonitruants avaient 34 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
de quoi susciter l’envie des spectateurs aussi bien
que des joueurs eux-mêmes. A une époque où le
secret de la nudité n’était pas connu des jeunes, le
tabu était l’apanage des guerriers et chefs de guerre.
Il précédait toute entreprise de razzia. Ce jeu de
dame traditionnel, se passe entre deux personnes.
Il consiste, après dépôt pêle-mêle des pions, à aligner trois pions consécutifs. Ce faisant, on affaiblit
son adversaire en lui ôtant, à chaque alignement,
un pion. Le premier qui réussissait à prendre assez
de pions adverses, remportait la bataille. Une armée peut-elle continuer la bataille si celle-ci a été
dépouillée de ses soldats ? Ainsi, l’adversaire, privé
de ses meilleures bases, que constituait la disposition de ses pions, se rendait. Il était vaincu. Car,
dans le langage de ce jeu, les pions représentaient,
chacun, un guerrier. L’objectif était d’apprendre,
la meilleure technique d’alignement pour remporter une bataille. Mais le meilleur joueur n’était pas
toujours le meilleur guerrier. Depuis l’autre temps,
on ne joue plus pour la bataille, mais pour le divertissement. Il s’inscrit désormais dans la tradition
c’est-à-dire dans le passé. Soulignant ainsi que tout
ce qui est passé, relève de la tradition et l’actuel de
la modernité. Ainsi le temps s’écoule…
Goni était assis là, regardant deux candidats se disputer une partie. Ce n’était pas les meilleurs. Les
spectateurs s’amassèrent sous le grand manguier.
Car ce jour n’était pas comme les autres jours. Il
est particulier. Le roi doit être honoré. Lui qui se Andounian, L’enfant nangnango. 35
sentait appelé à perpétuer les valeurs de sa noble
cité, ne manquait presque jamais à ce rendez-vous
culturel. A la vue de la foule, Goni était excité. Les
joueurs arrivaient un peu plus nombreux. Ceux qui
étaient là pour la première fois se faufilèrent du milieu de la foule ne serait-ce que pour voir l’invincible. De la foule quelqu’un cria : Goni yanon, tonduro
bii, sion tiia ya yiiru1
. En entendant ces paroles flatteuses, il haussa les épaules en signe d’approbation,
ce qui l’aiguisa davantage. Goni avait sorti sa boite
à tabac, le tapa trois fois sur un gros anneau qui enroulait son majeur en prononçant quelques paroles
incantatoires. Il ouvrit la boite, le pencha vers sa
main gauche légèrement concave, prête à accueillir
quelque chose, en tapotant le bas de la boîte par
l’index, puis, comme une benne, sortit une poudre
mi-noire mi-grise. Il le tint dans sa main creuse
quelques minutes, en agitant le pied gauche. Puis
approchant la poudre de ses narines, il la vida de
deux aspirations. Après avoir fini de priser son tabac, il se leva se saisit des pions et demanda un candidat. Tabé vint se mesurer à lui, ensuite Gabé puis
Tanko, mais aucun d’eux n’était à sa hauteur. Goni
se leva comme un hussard et, du milieu de la foule
déclara : N’y a-t-il pas un homme ici ? N’y a-t-il personne qui voudrait bien honorer notre défunt roi ?
Personne ne répondit, et personne ne s’approcha. Il
était prêt à déposer les pions, quand apparut devant
1-Goni l’invincible, fils d’homme, une flèche, double gibier. 36 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
lui un jeune garçon chétif sans vergogne, qui pourrait souffrir d’une carence alimentaire.
— Allons, jouons !... dit le garçon
— Petit, on ne vient pas ici pour l’entrainement, mais pour le jeu… grommela Goni.
La foule hua le jeune garçon. Et Goni accepta de lui coller une bonne leçon. Mais
avant, il déclara solennellement. Si jamais
je ne gagne pas cet enfant trois fois de suite
sans qu’il ne parvienne à toucher à aucun de
mes pions, je ne suis pas né de mon père, et
je ne jouerai plus jamais de ma vie. Cette déclaration laissa des murmures dans la foule.
La partie démarra avec une confiance extrême
chez Wirugui. La foule observa un silence total,
les yeux s’écarquillèrent et les têtes bougèrent pour
bien apercevoir. Ils terminèrent le dépôt des pions.
Et ceux qui s’y connaissaient, pronostiquèrent en
faveur du garçon. Mais Goni avait la capacité de
transformer le jeu à son avantage, même lorsque
l’adversaire était confiant de la disposition de ses
pions. Ils le savent bien. C’est ce qui l’a rendu célèbre d’ailleurs. Il s’était refusé toute distraction,
lorsqu’il était au jeu, en face d’un adversaire. Rares
sont les moments où le tabu s’est tenu en son absence. La dernière fois où il s’était montré absent,
c’était lorsque les rumeurs faisaient cas de l’existence d’un maître dans le domaine. Celui-ci se trou- Andounian, L’enfant nangnango. 37
vait à quelques kilomètres du village. Un certain
nommé Djobo, un peulh d’un talent hors pair. Nul
ne sait d’où il vient et il ne parle de son origine à
personne. On ignore presque tout de lui. C’est Soigui qui faisait mention, avec humour, de son origine
dans l’un de ses récits des temps perdus. Il parlait
de lui comme étant un des rares descendants des
prêtres égyptiens. Un peulh au teint bronzé et au
nez pointu. Toujours vêtu de blanc, il présentait un
visage d’ange. Rarement il se montrait en public. Sa
démarche présentait un être dont les pieds ne touchaient pas le sol. Il souriait beaucoup aux enfants
mais refusait le regard des femmes contrairement à
ce qu’elles désiraient. Goni s’était déplacé pour le
défier. Mais sa déception fut grande lorsqu’il apprit
que le nomade n’était plus dans les contrées.
Environ trois minutes passées et Goni ne réussit
à ébranler le jeune homme. Chose inédite. Goni
transpirait. Mais c’était une transpiration de chien :
réel mais invisible. Garigui s’impatientait. Il y régnait un silence inédit. On aurait cru que tout le
village était au pied de l’arbre. C’est dans ce silence
de deuil que l’un des trois cria : « à guisõ kpănawa
Goni2 ». Et il reçut l’approbation des deux autres.
Ceux-là, on les appelle les vauriens. Fiers d’être
ignorés, ils n’ont ni ami ni ennemi. On les rencontre
partout dans le village. Et ce sont les mêmes têtes.
2- Tu as loupé aujourd’hui Goni. 38 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Aucune manifestation ne leur échappe : ce sont
les hyper radars du village. Ils n’ont ni habitat ni
famille, du moins plus maintenant. D’ailleurs, ceci
n’est pas leur affaire. Ce sont les vauriens ; c’est
ainsi qu’on les appelle par ici. Tout leur plaisir se
trouve dans le vin. C’est lui qui leur donne la vie.
Sans elle, ils sont malades, perdus, malheureux et
plein de soucis. C’est en lui qu’ils trouvent leur joie
de vivre. Fermer tous les cabarets du village, c’est
leur déclarer la guerre. Sont-ce les ennemis de la
cité ? Difficile de répondre à cette question. Cependant, ils agrémentent les manifestations. Seulement qu’ils ne font aucune différence entre les événements. Tous les événements sont bons, pourvu
qu’ils leur apportent quelque chose dans la gorge.
Leur QG anime de jour comme de nuit. Ils font
le bien-être des femmes commerçantes et la honte
de leur famille biologique, et constituent un poids
pour la société qui justement a besoin de leur force
physique pour son émergence. Mais au lieu de la
mettre au service de la société, ils préfèrent nouer
un pacte avec Bacchus qui leur consume, petit à petit, leur énergie physique et mentale. Finalement le
vent a toujours raison d’eux, et la terre ne présente
aucun aspect naturel. C’est un véritable spectacle
de les voir marcher après leur bataille volontaire
sans victoire. Seul, c’est encore mieux que deux ou
plus. De quoi pouvaient-ils discuter en titubant ?
Les mots peinent à sortir ; et quand ils sortent, il
faut avoir été un ancien combattant pour décoder Andounian, L’enfant nangnango. 39
les paroles. Quel plaisir tirent-ils à cela ? Difficile de
répondre. Plutôt se demander comment ils en sont
arrivés là. Ces trois jeunes garçons, Gbébê dit le
sec, Taguitagui le très tendre et Yassari le sans chair,
ne se sont pas livrés au vin par plaisir. De vaillants
jeunes qu’ils étaient au temps jadis, ils perdirent très
tôt leur notoriété juvénile. Nés bons, ils ont subi la
méchanceté de la société. Taguitagui, de son vrai
nom Sénon, était un jeune très courtois et avait le
sens très poussé de la justice ; il était intelligent, et
beau de figure. Sa gentillesse n’avait pas d’égal. Il
a subi la méchanceté d’un vieux rival de la famille.
On raconte en effet, qu’il vint en aide à un vieux rival
de la famille. Comme l’exige les principes de bases
de l’éducation, Sénon porta un sac de colas que venait d’acheter le vieillard, alors que son propre fils
n’y était pas parvenu. Indigné, le vieux rival, décida
de remercier le jeune homme en monnaie de singe.
Celui-ci lui offrit un verre rempli d’eau pour lui témoigner sa gratitude. Mais c’était une gratitude à
la sorcière. Le garçon but l’eau sans se soucier des
conséquences. Ce jour même, il fut aussitôt transformé comme transporté par les flots. Sans aucune
conscience, il passa tout son temps, ce même jour
dans un cabaret à la grande surprise de ceux qui
le connaissaient. Depuis ce jour, il ne quitta plus
des mains ni des yeux le vin blanc. Toutes les fois
qu’il aura soif, il n’a désormais qu’une seule chose
pour se désaltérer : le vin blanc. Toutes les tentatives pour l’aider à s’en débarrasser, ont été vaines. 40 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Quelque part, on ne devient pas saoulard par plaisir
mais par contrainte. Ceux qui connaissent Sénon,
ne prennent pas du plaisir à le voir dans cet état,
car il transporte le poids de la jalousie. C’est encore
un des côtés négatifs de la vie à Temkpé. Dans la
pensée des habitants de Temkpé, la vie peut chavirer à tout moment selon que le destin en décide.
Tel se porte bien aujourd’hui, il peut ne pas l’être
demain. Tel autre est malade aujourd’hui, la nature
en décidera autrement demain. L’un comme l’autre
marchent tous sur un terrain glissant. Et comme
tous ceux qui marchent sur un terrain glissant, ils
ne peuvent jamais prédire leur position dans les
heures suivantes. C’est pourquoi pour les habitants
de Temkpé, il convient, pour l’homme, de prendre
acte de la chute de l’autre pour rester debout un
tant soit peu. Car la vie est une école où on ne finit jamais d’apprendre. Quand ceux qui assistaient
au jeu surent que c’est Sénon qui cassa le silence
régnant, ils se tournèrent rapidement vers Goni et
le jeune homme pour assister à la fin de la bataille.
Cinq minutes étaient passées puis d’un geste diabolique, le petit garçon réussit à aligner trois pions
et visa un pion clé de Goni, ce qui le sapa. De la
première prise de pion, succédèrent deux autres.
Goni venait d’être déshabillé devant sa belle-famille, devant ses amis et devant le peuple. « C’est la
poisse ! », songea Garigui. Wirigui était vaincu. Les
amis du jeune garçon sont les seuls à crier victoire.
La foule se disloqua avec d’étranges murmures qui Andounian, L’enfant nangnango. 41
présageaient un mauvais sort. Goni avait vendu la
peau du loup sans l’avoir tué. Mais un jeune garçon
marqua l’histoire ce jour. Ce qui fait dire qu’une
chose vient de là où on l’attend le moins. Wirugui ne l’oubliera jamais, du moins s’il pouvait s’en
souvenir. Dans sa tête, une rupture avec les réalités
sociales prenait place. Supplié par ses amis de quitter les lieux du jeu, Goni lançait des paroles qui ne
témoignaient d’aucune logique. Empêché de faire
le pire, on le ramena chez lui ligoté. La passion de
Wirugui l’a détruit.
A ces évènements, Soigui fut informé autant que
Garigui. De taille courte, la tête dépeuplée de ses
habitants, un cola toujours dans la bouche, le regard d’autruche, Soigui avait de la facilité à se faufiler entre les gens et à recueillir la moindre information sans se faire remarquer.
— As-tu appris l’autre événement du jour ? demanda-t-il à Garigui.
— Non. Lequel ?
— Sous le mang… Garigui lui coupa la parole
— L’échec de Wirugui sous le manguier. N’estce pas cela?
— J’aurais dû m’en douter. Toujours en avance
sur moi.
— Ah ! Soigui. On s’en va agonisant. Pour 42 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Wirugui, c’est un règlement de compte…
Soigui qui ne s’en revenait pas, garda le silence pour écouter davantage.
— J’étais là, il y a douze ans, sur la même place,
et sous le même manguier. Goni n’était
qu’un jeune garçon ; toujours passionné du
tabu. A cette époque, Tiiasobé dictait sa loi
dans le jeu. « De mon existence, nul n’élèvera
la tête haute dans le tabu » se plaisait-il à dire
toutes les fois qu’il battait ses adversaires.
Wirugui ayant méticuleusement observé
Tiiasobé dans le jeu, le pris au piège par ses
propres armes. La défaite de Tiiasobé est
gardée secrète car nous savons tous, ce qu’il
représente dans ce village. Depuis son humiliation, il ne s’était plus jamais montré en
public. C’est alors qu’il décida d’initier son
fils au secret du tabu. Il le forma jour et nuit,
dans le secret, le privant parfois de nourriture lorsqu’il ne réussissait pas une partie. A
la vue de cet enfant au jeu, un frisson glacial
me traversa le corps, une peur m’envahit et
mon cœur commença par battre fortement.
Lorsque l’enfant se proposa comme candidat, je sus tout de suite que quelque chose
allait se passer…
— C’est ce qui l’a donc mis dans cet état !
— Quel état… ? Andounian, L’enfant nangnango. 43
— Mais la folie.
— Soigui ! Soigui ! Soigui !…
A ces mots, il n’ajouta plus rien. Soigui n’avait plus
autre chose à faire que de rentrer chez lui. Encore
que la pluie menaçait. Il y avait de quoi se dépêcher.
Le soir tombait déjà, et les rues commençaient à se
vider. Un coup de vent souleva un nuage de poussière. Le tonnerre gronda dans le lointain. Soudain
un éclair brilla dans le ciel et fut suivi d’un assourdissant coup de tonnerre. Presque aussitôt après,
une bourrasque de grêle s’abattit sur le village. V
Au grand désespoir de tous, les nuages
s’éclipsèrent au tréfonds de la terre et laissèrent place à la lune et aux étoiles pour
annoncer une nouvelle prophétie. Devant la mosquée, située au bord de la voie en face de la maison
de Garigui, les jeunes filles sont sorties pour jouer
au clair de la lune. Elles forment un demi-cercle
avec, au milieu, une seule fille. Cette dernière, un
peu isolée, entonne un chant qui sera repris en
chœur par ses camarades avant de s’abandonner
entre leur main qui la rattrapaient pour aussitôt la 46 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
projeter avec des acclamations. Tombant solidement sur ses pieds sans se blesser, elle revenait de
nouveau pour reprendre le même scénario. C’est
ainsi qu’elles feront le tour. Derrière elles, les jeunes
garçons jouaient au duc et au fanfaron. Mais la situation du village ne pouvait pas leur permettre de
prolonger le jeu. Elles doivent vite rentrer pour ne
pas s’attirer les malédictions des forces de l’ombre
qui circulent dans le village.
Dans les champs, les paysans assistent à un spectacle malheureux. Les maïs, les sorghos, les arachidiers, les cotonniers s’affaiblissaient sous l’effet de
la chaleur. Désormais à Temkpé, rien ne rassure au
sujet de la durée de la pluie. Pourtant, l’arrêt brusque de cette pluie a surpris plus d’un. Et Soigui
semble soupçonner quelque chose. Sans attendre, il
alla voir son ami tout suffocant et transpirant.
— Que se passe-t-il ami ? demande Garigui en
sursautant.
— Cette fois-ci nous savons ce qui se passe.
Répond Soigui qui peinait à retrouver sa
respiration.
— Ah bon ! Quoi donc ?
— Pourquoi l’homme ne pense–t-il qu’à lui
seul ? Comment l’homme peut-il être si méchant à ce point ? Andounian, L’enfant nangnango. 47
— Voudrais-tu au moins me dire ce qui se
passe ? s’impatienta Garigui.
— Hé ! Bien, il se peut que l’arrêt brusque de la
pluie soit la manifestation d’un seul homme.
A cause de son champ de riz, un champ de
riz qui n’atteint même pas cent mètres carré,
il se permet de défier les lois de la nature.
— Mais de-qui-tu-parles ? Demanda Garigui
qui n’arrivait plus à contenir sa colère.
— Je parle du vieux Nayina…
— Mais qu’est-ce qu’ils nous veulent ces gens ?
Coupa Garigui très en colère. Toutes les fois
que je me rends au champ, je le vois toujours
dans son fameux champ du riz, sarclant de
toutes ses forces et avec une rapidité d’escargot. C’est un véritable drôle de moineau.
— Ne parle pas de lui en ces termes. On dit
qu’il a la réputation de savoir et voir tous
ceux qui parlent de lui. Amusa Soigui pour
encore remonter la colère de son frère.
— Mon œil. De quoi aurai-je peur à mon âge ?
De la mort ? Non du tout pas. J’ai seulement
peur d’une chose : voir les autres souffrir à
cause de moi. Mais mon cher frère, pourrais-tu réellement justifier ce que tu viens de
me dire ? 48 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
— Mon inquiétude grandissant, ne m’accordait aucun moment de répit, ni de sommeil.
C’est alors que je résolus d’aller voir le devin
du village afin de m’imprégner de sa sagesse.
Et je ne me suis point trompé. Dès que j’ai
posé mes pieds dans son couvent, il m’accueillit en ces termes :
— « Soigui, fils de Sounon, frère et ami intime de
Garigui le sage. Je te salue ! Votre amour pour ce
village et le souci de le voir rayonner de nouveau,
vous seront reconnus par les ancêtres, un de ces jours
dans l’au-delà. Notre village est actuellement entre
les mains de notre chef Nayina. Si la vie de notre
village repose sur les cultures et celle des cultures
sur la pluie, l’arrivée de cette pluie, en ce jour, dépend, non pas de Dieu, mais de Nayina. Ceci fait
exactement douze jours que le corps de celui dont je
te parle, n’a jamais connu de l’eau. Il souhaite terminer le sarclage de son champ de riz avant de permettre le retour de la pluie. Soigui ! Les hommes ont
cherché le pouvoir et ils l’ont reçu. Moi je ne peux
rien faire, même si cela me préoccupe tant. Mais
vous vous pouvez faire quelque chose. Allez, réunissez-vous à trois, puis allez le voir ! En allant chez
lui, prenez le soin d’acheter douze colas et un coq
noir. Les douze colas représentent le nombre de jour
de sécheresse et la couleur du coq, symbolise, celle
des nuages porteurs de pluie. Entrez dans la cour
sans chaussures, ni chapeau et ne mangez rien de ce
que vos femmes auront préparé. Une fois chez lui, Andounian, L’enfant nangnango. 49
évitez qu’il parle en premier. Mais saluez-le d’une
voix unanime en ces termes : ‘’Père ! Tes enfants
te saluent. Le village et tous ses sages te saluent. Il
fait noir et les enfants sont venus demander conseil.
Il fait chaud, et les enfants sont venus se reposer
sous ton ombre. La terre est sèche et elle t’implore.
Tes enfants ne sont pas venus les mains vides. Ils
t’ont apporté des colas et un coq. En les acceptant,
tu acceptes tes fils, tes filles, le village et cette terre
desséchée. Nous te saluons Bâ.’’
Après ces mots, il vous dira quoi faire. Va ! Soigui,
voir les autres et faites ce que je vous ai dit. »
Quand Soigui fit le compte rendu de sa visite, Garigui, convaincu, dit « Qu’attendons-nous pour
agir ? »
Ils firent tout ce que le devin leur avait recommandé. Lorsqu’ils eurent terminé de prononcer les dernières paroles, le vieux trapus et vouté, la barbe allongée, les salua et les invita derrière sa petite case
ronde. Il demanda à Garigui, le plus âgé d’entre
eux, d’apporter de l’eau dans une calebasse. Ce qu’il
fit sans perdre de temps. Une fois l’eau apportée, il
se déshabilla, cita quelques incantations puis dit :
‘’mes enfants, aujourd’hui vous voudrez noircir le
ciel, mais il sera nettoyé. Il ne vous reste qu’une
seule chose à faire : me laver’’. Le ciel s’assombrissait au fur et mesure que l’eau passait le corps 50 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
du vieux. Aussitôt le toilettage terminé, aussitôt la
pluie commença. Il y eut pluie ce jour comme cela
ne ce fut depuis un bon moment. Chez lui, à la maison, Garigui continua de spéculer sur la scène dont
il était le témoin vivant. « Comment les hommes
arrivent-ils à défier la nature à ce point ? » s’interrogeait Garigui. ‘’Voici un de ces comportements
cyniques qui mettent en péril notre existence,
continua-t-il.’’ ‘’Mais la patience de Dieu envers les
hommes est grande, vraiment grande. Si les clés de
la vie étaient confiées à l’homme, j’imagine bien ce
qui pourrait se passer. Ouf ! Heureusement pour
la race humaine, conclut-il’’. Il était perdu dans ses
réflexions quand son alter ego entra.
— Bienvenu Soigui. Nous avec le monde. Chez
eux, les salutations commencent toujours
par des situations malheureuses qu’ils traversent.
— Hum… ! Sabi kpâhi, nous avec le monde. Il
nous apprend toujours, et je crois qu’il nous
reste du chemin à faire, répondit Soigui.
— Worou kpâhi, j’avoue que dorénavant ta
vue me fait peur. Tu es devenu pour moi un
oiseau de mauvais augure. Dis mon frère !
Quel malheur a encore frappé ?
— Rien de si grave
« Cette phrase de Soigui ne me rassure pas du Andounian, L’enfant nangnango. 51
tout. D’ailleurs, l’entendre dire ceci, c’est que les
nouvelles ne sont pas bonnes. » Songea Garigui.
— Cela fait deux semaines que nous avons réparé ce qui allait constituer un drame pour
notre village. N’est-ce pas ?
— Oui Soigui, exactement deux semaines.
— La pluie d’hier n’était pas sans conséquences. Elle a emporté un jeune homme. Il
s’agit en effet, du troisième fils de Bah Kpéré. Il est vrai que ce jeune homme ne faisait
pas la fierté de son père, à cause de ses bras
longs, mais après tout, il demeure un être
humain. La vieille d’à côté, la vieille ourse
aurait égaré hier au marché, trois pièces
de cinq francs cfa qu’elle chercha en vain.
Ayant supplié sans réponse celui qui aurait
retrouvé les trois pièces de cinq francs de
les lui remettre, elle décida de manifester
sa méchanceté… Soigui observa un silence
puis dit :
— U ye gura dugé3
En entendant ces mots, Garigui tourna frénétiquement sa face puis, en signe de dégoût et de
mépris, cracha sur le sol.
3-Littéralement cela signifie ‘’il a mis la pluie’’ en terme clair ‘’ il a voué
l’auteur à la foudre’’ 52 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
— Les nuages présentaient un aspect étrange.
On ne se douterait pas d’une telle catastrophe. La foudre n’a pas manqué sa cible.
Le corps du jeune homme était aussitôt devenu noir comme un poisson boucané. Il ne
pouvait pas être rapproché. L’état du corps
saignait la conscience. C’était la désolation
pour sa famille.
— Nous tombons de Charybde en Scylla. Le
monde est rempli d’ignominie. Et le mal domine ce monde. Mais la plupart du temps,
nous sommes responsables de sa prédominance. Parce que l’homme cherche toujours
à s’élever au-dessus des autres et à s’approprier à lui seul, les honneurs qui reviennent
au groupe. Quand il parviendra à éteindre
son ‘’moi’’ égoïste, le mal n’y sera plus.
— Une chose quasi impossible.
— C’est pourquoi le mal ne sera jamais éradiqué.
— Il fait désormais partir de notre nature.
— Evidemment. Il est inhérent à la vie sociale
— Notre village se trouve dans un véritable dédale. Seul Dieu nous sortira d’affaire. Cher
frère, je vais demander à partir.
— Le repas est presque prêt. Attend pour Andounian, L’enfant nangnango. 53
qu’on mange cher ami !
— Non merci. Je dois partir. Elle aurait terminé de préparer et il faut que j’aille manger,
avec un entier amour, ce qu’elle m’a préparé.
Au revoir cher ami. Que la nuit nous soit
paisible. Disait Soigui en s’éloignant de la
maison de son frère.
— Amen ! Que la nuit nous soit paisible mon
frère. Dit Garigui tout bas. Malgré tout ce
que nous avons fait, pensait Garigui, la saison ne sera pas sauvée. Nous sommes désormais en guerre contre la nature. Et nous
ignorons jusque où cela nous conduira. Garigui tomba dans un sommeil profond sans
se soucier de l’écoulement du temps. Il fut
réveillé par les cris de la femme de Soigui.
En voyant les larmes de la femme de son
ami, il tremblait diaboliquement. « Qu’est-il
arrivé à mon frère, se demandait-il ».VI
S
oigui est un chef de famille vigilant. Sa vigilance est telle qu’on le nommait Cerbère. Il
avait le don d’apercevoir le moindre bruit
même en état d’inconscience. Mais quelle confiance
peut-on accorder aux facultés humaines ? La dualité de l’homme, constitue sa faiblesse. Ce jour-là,
comme son ami, Soigui s’oublia entre les bras de
Morphée. Tout souvenir de la veille lui fut inconnu.
Lorsqu’il sut que Morphée avait abusé de sa générosité, il était déjà trop tard. D’un bond, comme 56 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
un soldat répondant à l’appel de son général, il se
leva de son lit, et comme si son instinct l’avertissait
de quelques situations malheureuses, il se dirigea
vers son écurie qu’il trouva privée de ses habitants.
Etonné du spectacle que lui offraient ses yeux, il
s’essuya le visage par trois fois de suite, avant de
se rendre compte de la réalité des faits. Et comme
un enfant à qui l’on infligea deux injections sur les
deux cuisses, Soigui affaibli, perdit la vigueur de
ses pieds. Il se laissa aller par terre, resta là médusé
quelques minutes avant de pouvoir se relever. Sans
attendre ni avertir qui que ce soit, il suivit du village
jusque dans la brousse, les traces de ces étrangers
à la vie sociale qui avaient emporté ses deux taureaux. Dans la brousse, Soigui expulsait frénétiquement les morves qui coulaient de temps en temps
de ses narines. La colère lui transperçait le corps. Il
ne retenait pas son souffle. La respiration devenait
de plus en plus difficile pour lui ; parce qu’elle était
mêlée à la colère. Il venait de parcourir quinze kilomètres. Toujours rien. Mais il ne se décourageait
pas. Le soleil brilla de tout son éclat ; et toujours
rien. Sa femme à la maison ne se souciait même
pas de l’absence de son mari. Mais sa peur fut réveillée par l’arrivée de l’enfant chargé de paître les
bœufs. « Comment se fait-il que tu sois ici alors que
ton père n’y est pas ? » Interrogea-t-elle avec un
ton de surprise. Elle continua : « N’étiez-vous pas
ensemble ? » Les réponses de l’enfant furent négatives. C’est à ce moment que la femme commença Andounian, L’enfant nangnango. 57
par s’inquiéter.
Après quelques minutes d’attente agitée, elle l’annonça à Garigui, l’ami intime de son mari. L’annonce de cette nouvelle fut accablante pour Garigui qui n’avait plus de temps de réfléchir. Il informa
tout de suite tout le village. Tout le village alerté, se
dota de ses bras valides ainsi que des personnes qui
s’y connaissaient en matière de gris-gris. Environs
seize personnes dont Garigui, sont décrétées pour
la cause. Cinq du clan des forgerons, cinq autres du
clan des chasseurs et les cinq restants constitués de
diverses catégories de jeunes en âge de parcourir
deux cents kilomètres à pied sans sentir la moindre
fatigue. Parmi ces jeunes, on peut distinguer Bio
Baga, pour sa vitesse ; Gouda Ban’nan, pour sa
force herculéenne ; Aliou, pour son adresse ; Sanni
Baayé, pour sa vigilance ; et Bata dont le son du
tam-tam avait la réputation de ressusciter même les
morts et les envoyer dans les champs de bataille.
Tous avaient quelque chose à prouver, mais ils ne
parviendront à trouver leur frère qu’en mettant chacun son don au service de l’autre et former ainsi un
seul homme. Le message est clair : retrouver Soigui,
ses bœufs et les ramener sains et saufs au village.
Comme les argonautes avec Jason à la conquête de
la toison d’or, les seize hommes quittèrent le village
au regard de tous, à la recherche de Soigui. Bata,
le tam-tam en bandoulière, entonna un chant de
guerre qui secoua tout le village et donna envie aux
impotents de prendre les armes et suivre les com- 58 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
pagnons de Garigui. Les hommes disparurent dans
la brousse ; seul le son du tam-tam de Bata se faisait
entendre de plus en plus loin du village.
Deux jours sont passés et aucune nouvelle des
hommes. C’est le deuil dans le village. Dans la
brousse, les hommes se démerdèrent mais sans aucune nouvelle de Soigui. Leur expédition se transformait souvent en une partie de chasse où Aliou
faisait ses prouesses. Bio Baga de son côté n’aimait
pas du tout que le gibier soit atteint à la tête mais
sur l’aile pour lui permettre de l’achever à pied. Parfois, il revenait avec un lièvre male vivant, respirant
à l’agonie. Ils venaient ainsi de parcourir deux cents
trente kilomètres et la fatigue commençait à avoir
raison sur eux. Le désespoir s’installait dans les
cœurs. « Comment pouvait-il prendre seule la route
sans tout au moins alerter le village ? » demanda
l’un des chasseurs décontenancé. « Nous ignorons
concrètement ce qui a puis se passer, répondit un
des forgerons. Cela ne ressort nullement de son habitude. » Poursuivit-il.
— Mes chers frères, intervient Garigui, nous
traversons en ces moments des heures si
sombres. Vous le savez autant que moi. Nous
n’avons connu rien de pareil. Les forgerons
et les chasseurs peuvent en témoigner. Et
toutes les fois que nous bouchons un trou,
un autre s’ouvrait à neuf. Nos vieilles manières n’ont pas portée de leur fruit jusqu’ici. Andounian, L’enfant nangnango. 59
Dans toutes ses situations malheureuses que
nous traversions, il y a tant d’énigmes que
nous devrions chercher à résoudre. Heureusement que nos braves jeunes sont ici ; ils
entendent et ils voient tout. Vous comprenez mes chers garçons que, lorsque la vie
actuelle est rose pour vous, pensez toujours
à ce qui se prépare. Une pensée essentiellement statuée sur le présent, est une pensée infantile. La pensée mature, est celle
qui pense anxieusement au futur et qui sait
prévenir les situations malheureuses. Cela a
fait la renommée de biens de gens. Ne faites
jamais passer votre bonheur individuel et
égoïste au détriment du bonheur de tous.
Cette attitude ne fait pas un homme mais
un animal. En ce moment, un devoir nous
unit tous : retrouver notre frère. La perte
d’un frère dans ce village, serait pour nous
une catastrophe. Toutes ces femmes, tous
ces enfants et ces vieillards que nous avons
laissés derrière comptent sur nous. Toutes
leurs attentions sont désormais tournées
vers nous. Ils pensent et ils croient que les
chasseurs et les forgerons ne peuvent guère
aller à la recherche d’une même chose et
revenir sans elle. Comment pouvez-vous,
d’ailleurs le justifier si cela se produisait ?
Hélas ! vous ne pouvez point l’effacer de la
mémoire de ces petits enfants qui vous ont 60 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
vu partir. Quel regard auront-ils de la jeunesse et du devoir vis-à-vis d’un ainé ? Nous
avons une chance pour écrire notre histoire.
Saisissons-la sans relâche.
Ces mots de Garigui ont fait remonter l’adrénaline
à tous. Le son du tam-tam de Bata retentit derechef.
Gouda Ban’nan arracha aussitôt une jeune plante
aux racines solides et profondes. « Non Bani, réserve tes forces pour ce qui vient, lui dit Sanni Bayé
qui recevait les cris dans le lointain. » Il parvint à
situer la direction. Sans attendre, les argonautes se
précipitèrent en direction des cris. La vitesse de Bio
Baga lui donna une longueur d’avance sur tout le
reste. Arrivé sur les lieux, il fut très déçu de ce qu’il
voyait. Lui qui pensait pourvoir s’offrir une victoire
historique, tomba évanoui dévoré par la fatigue et
la déception.
Au village, la femme de Soigui attendait dans l’impatience le retour des hommes et surtout de son
mari. Qu’adviendrait-il si celui-ci ne lui revenait
plus ? Elle ne veut même pas penser à cette option. Ses prières s’intensifiaient laissant de temps
en temps quelques cris de douleur s’échapper de sa
bouche comme pour dire à Dieu : « permet que je
puisse le revoir une dernière fois afin de lui témoigner de mon amour. On ne prend conscience de
la valeur de l’ombre que lorsque le soleil brille en
éclat. Qui peut marcher deux fois sur les testicules
de l’aveugle ? GusunonBio Wuré, si tu me donnes cette Andounian, L’enfant nangnango. 61
chance de le revoir, je promets lui témoigner mon
amour tout le restant de ma vie ». La femme avait
changé ses habitudes tout comme si elle n’attendait
la disparition de son mari pour sortir sa beauté. Elle
était méconnaissable. Les douze jours d’absence
de son mari se sont fait sentir à travers son corps,
mais cela la rendait belle. La naturalité de son teint
commença par attirer plus d’un. Désormais, ce ne
sont plus les trois qui prenaient du plaisir à boire le
tamsoian qu’elle prépare mais Tabé et Dandagou se
joignirent à eux. Alors que la femme avait fini de
vendre son vin rouge, et qu’elle se trouva sur le chemin de la maison, elle fut rattrapé par le kirigou. « Le
roi souhaite te voir dès l’instant même au palais, lui
dit-il ». « Permet que je puisse me décharger de mes
fardeaux, répondit-elle ». Quand le roi demande à
voir quelqu’un, on ne demande pas la cause sous
peine de mort. Après avoir déposé ses bagages, elle
suivit tranquillement l’envoyé.
— na gafara kănan. Dit la femme.
— Debout ma fille et sois à l’aise. Recommanda sa majesté, qui était dans sa tunique nocturne laissant assister à un spectacle juste en
bas de son ventre. En voyant ça, la femme
prit peur et se mit à sangloter de larmes.
— Qu’as-tu ma fille ? demanda le nansounon qui
la trouva encore séduisante.
— Je présente mes excuses au nansounon pour 62 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
mes pleurs. J’ai bien senti que mon mari m’a
détruit en me laissant dans cet état…
— Justement, je suis là, ne t’en fait pas. Je te
donnerai la joie de vivre. En disant tout
ceci, il se mettait déjà à toucher la femme
qui continuait par gémir.
— On m’a dit que je ne pourrai plus vivre encore longtemps avec cette haineuse maladie. La femme écarquilla aussitôt ses cuisses
pour laisser l’infidèle observer la plaie béante
qui s’était installée là. Le roi la repoussa en
criant « sors vite et ne me touche pas ». Il
remit frénétiquement son caleçon et sortit
de la chambre.
— Kirigou, interpella sa majesté, accompagne
la chez elle.
— Déjà, son altesse ? demanda le kirigou.
— A quoi pensais-tu salopard ? dit le roi très
en colère.
La femme fut raccompagnée chez
elle alors qu’il sonnait déjà trois heures du
matin. « Tu ne penses guère à tes sujets
qui sont depuis bientôt treize jours dans la
brousse, mais c’est de s’en prendre à ce qui
leur reste pour les détruire définitivement,
se disait la femme tout en nettoyant ses Andounian, L’enfant nangnango. 63
cuisses. Si celui-ci devenait définitivement
notre roi, alors nous n’attendrons rien de
lui, pensa-t-elle. Un prétendant qui se prend
déjà pour roi. On aurait tout vu à Temkpé,
conclut-elle ». Une femme sotte, pensa-telle, est celle qui trahit son mari en temps de
malheur aussi bien qu’en temps de bonheur,
mais la femme sage maintient son foyer,
même par la ruse. Elle commença sa prière
nocturne comme à son habitude avant de se
coucher.
Bio Baga à genoux regardait les singes sautiller d’une branche à une autre en émettant
des cris semblables à celui des hommes.
« C’est des singes, cria un des chasseurs aussi déçu. »
— On ne le retrouvera pas. Lança un des forgerons. Nous devons rebrousser chemin.
Mais de loin, Sanni Baayé semble voir
quelque chose bouger. Il fixa longuement.
Il voyait Soigui au milieu de deux hommes
géants comme un baobab. « Là-bas ! cria-t-il
aussitôt ».Tous étaient, cette fois convaincu
de voir les mêmes choses. Aliou visa de loin
et avec son arc, il atteint un des géants sans
effet. Arrivée sur les lieux, Bio Baga trouvant Soigui moribond, bondit sur l’un des
robustes qui le projeta sans effort d’un coup 64 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
de poing. La colère de Gouda Ban’nan l’empêchait de retrouver l’habileté de ses pieds.
Elle le mettait au sol dans sa course. Voyant
Bio projeté par terre, il émit un cri de rage
qui fit trembler la terre. Aussitôt, il se trouva
près d’un des géants, le prit entre ses mains,
courut avec lui, puis remarquant un arbre,
il le cogna contre lui, émit un second cri
de rage et le géant et l’arbre, se trouvèrent
à terre. Le géant était vaincu. Le second,
voyant ce que Gouda vient de faire à son
compère, ne se fit pas attendre. Au moment
de s’enfuir, Aliou, une seconde fois, plus
près, visa et rien ne se produisit. Sa flèche
n’eut aucun effet sur la peau ridée et trapue
du géant. Il s’enfuyait davantage à merveille.
Les efforts de Ban’nan pour le rattraper
furent vains. Aliou, les yeux fixés sur le fugitif, secoua de temps en temps sa tête en
signe d’échec. Mais l’espoir naquit lorsque
les forgerons hic et nunc forgèrent une arme
puissante que les chasseurs dotèrent d’un
poison mortel capable d’anéantir tout un
village. Aliou vit la nouvelle flèche forgée
et se mit à rire en signe d’une imminente
victoire. On remit l’arme à son maître ; car
se fut forgée en son nom. Aliou palpa le
joyau et bénit les ancêtres. Le tam-tam de
Bata retentit trois fois wlem ! wlem ! wlem !
Le maître prit sa flèche, le positionna, alors Andounian, L’enfant nangnango. 65
qu’on ne voyait plus le géant, et tira tout
droit en haut. Quelques secondes après,
un grand bruit se fit entendre semblable au
grondement du tonnerre. Se tournant vers
les forgerons et les chasseurs, Aliou siffla
et Bata entonna un chant de victoire qui
mit tout le staff en ébullition. L’on dansa
et l’on chanta. Car l’arme ne pouvait sortir sans être honorée. On éleva un autel sur
les lieux pour glorifier le nom des ancêtres.
Les géants étaient vaincus. Les chasseurs
prirent soin de Soigui qui était grièvement
blessé. Les mélanges de feuilles et de racines
préparées sur le champ, donnèrent vie et
espoir à Soigui. « Qui sont ces hommes ?
D’où viennent-ils ? »Se demandait Garigui
sans même se soucier de son ami. Les bœufs
sont cherchés et ramenés au lieu des combats. Tout était enfin prêt pour retourner au
village. Les valeureux hommes avaient ainsi
accompli leur devoir. Ils peuvent regagner
le village avec fierté et abnégation. La nuit
était tiède et paisible. Elle était à peine éclairée par un pâle croissant de lune. Les grillons chantaient à merveille. Le calme régnait
dans le village. Sans dire mot, chacun alla
chez soi. Soigui immobile écoutait religieusement les prières qu’adressait sa femme
à Dieu. Il resta là quelques minutes avant
de faire remarquer sa présence. Sa femme, 66 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
impulsivement se jeta à son coup sans faire
attention à ses blessures. Elle l’étreignit longuement avant de le relâcher. Soigui pensait
être en face d’un ange tellement sa femme
était méconnaissable. Cette nuit-là, Soigui
gouta à l’amour et oublia le passé. « L’amour
est un puissant remède ; et l’homme qui vit
sans femme est un zombie » Songea Soigui.VII
Le lendemain matin, on annonça une grande
réunion et tout le village se trouva sous le
baobab. L’on pouvait voir de loin, Soigui,
Garigui et les quinze autres personnes partis pour
l’expédition assis à part. Soigui présentait un visage
plutôt décontracté. Un visage qui contredisait les
pronostics d’un mal accablant. « Pourquoi présente-t-il un visage heureux ? » demanda Tabé à
Dandagou. « Quand tu laisses une terre en jachère,
la première année de la récolte donne toujours un
sourire » répondit Dandagou. Cette réponse n’aida point Tabé. Elle le troubla plus. Mais Tabé émit
aussitôt un rire retentissant qui cassa le silence,
après avoir compris le sens de la réponse de
Dandagou. Cet acte révolterait s’il ne venait pas de 68 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Tabé. La banalité avec laquelle il juge les situations
fait sa renommée. Même si l’air heureux que présente Soigui troublait aussi Garigui, celui-ci s’interdit de se laisser dominer. Sa majesté avait trouvé un
prétexte pour ne pas se présenter à l’assemblée. Son
absence ne se faisait même pas constater. Garigui
se leva du milieu de la foule, puis salua la présence
de tous et s’exprima en ces termes :
— « Chers valeureux soldats de Temkpé, aujourd’hui, nous avons prouvé que nous
sommes un peuple uni et fort. L’acte de bravoure que nous venons tous ensemble d’accomplir est le signe d’un vrai amour. Nous
avons accepté laisser derrière nous nos
femmes, nos enfants, nos cultures à la recherche de notre cher frère Soigui. Et nous
voilà au bout de la tâche que nous avons
déjà accomplie. Je crois qu’aujourd’hui, chacun vient de marquer l’histoire de son clan.
Le nom des valeureux chasseurs, maîtres
des feuilles et des racines, ennemis et amis
des animaux, des oiseaux, des reptiles et
bien d’autres, sera chanté par nos filles, nos
fils et nos petits fils. Nul ne méprisera votre
noms, vous qui avez compris le langage des
animaux et percé le secret des plantes. En ce
jour, nous vous saluons. Et vous chers forgerons, que vos noms soient chantés par les
fers mais aussi et surtout par les hommes.
Qui peut faire la chasse sans avoir recours Andounian, L’enfant nangnango. 69
à vous ? Qui peut cultiver la terre sans se
souvenir de vous ? Qui peut entreprendre
une guerre sans vous aviser ? Vous qui êtes
entré dans le secret du fer et qui le manipulez jusqu’à lui donner une forme idéale. Vos
fers ne creusent là où la main d’homme n’y
peut rien. Vos fers affrontent ce qu’aucun
homme ne saurait approcher. Vos fers déracinent ce que l’homme ne peut ébranler.
Vous qui avez forgé une arme puissante et
qui, de loin, chercha et transperça les entrailles de notre ennemi, ce jour, nous vous
bénissons ainsi que vos fers avec vous. Vos
noms seront inscrits sur vos fers et dans nos
cœurs. Recevez nos sincères salutations. Ô
vous jeunes gens, vous avez montré que la
jeunesse n’est pas synonyme de dépravation, de désobéissance et de mépris. Nul ne
méprisera votre jeunesse. Vos noms seront
chantés par tous les griots. Vos noms seront
mentionnés dans les contes et les légendes.
Vos petits frères vous respecteront et vous
serez invités à la table des grands. Que la
force, la bravoure, la vigueur, l’intelligence
et l’amour vous unissent à jamais. »
Et se tournant vers le peuple, il dit :
— « Chère population de Temkpé ! C’est vrai
que nous traversons en ces moments des 70 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
heures si sombres ; mais sachez que l’ombre
peut être vaincu par l’union. Jamais nous ne
serions en mesure de ramener notre frère et
ses bœufs sains et saufs, si nous n’avions pas
mis nos forces en commun. Un seul homme
ne peut faire ce que plusieurs feront. Que
cette victoire nous serve tous de leçon.
Comprenons que notre prochain est nousmêmes, et qu’il veut ce que nous voudrons.
Celui qui veut mener sa vie dans la solitude,
sera pétrifiée de honte et de haine. Un jour
viendra où cet homme aura besoin de son
prochain, mais ayant décidé de vivre seul, la
honte ne le lui permettra pas et la haine sera
toujours dans son cœur, en voyant les autres
grandir ensemble. L’homme est constitué
de plusieurs organes à l’extérieur comme à
l’intérieur. Ensemble, ces organes font de
lui un HOMME. Lorsque l’un des organes
fait défaut, alors il ne sera plus homme,
mais plutôt homme tel. Unissons-nous pour
construire notre peuple dans la bravoure et
l’amour… »
Avant ces mots de fin, on entendit de loin faabaooo
faabaooo faabaooo ! Puis, on aperçut une fumée
qui remontait le ciel. Une maison était en feu. Voilà
ce qui mit fin au discours solennel de Garigui. Tous
se levèrent, de l’eau sur la tête en direction des lieux,
mais c’était trop tard. L’étable de Gbédounin était
en feu. Son grenier, proche de l’étable, fut consumé Andounian, L’enfant nangnango. 71
par le feu. Tout était brulé, les bovins calcinés, rien
ne lui restait, même pas sa chambre. Mais la foule
se dissout aussitôt, lorsqu’elle se rendit compte de
l’attitude condamnable de Gbédounin. En effet,
celui-ci s’était régulièrement rendu au champ sans
se préoccuper des affaires du village. Il n’avait observé aucun moment de deuil.
— L’obsession agricole de Gbédounin l’a éloigné de la société. Seul son travail comptait.
Cette attitude qu’il a tant nourrit s’oppose
radicalement à l’essence du travail. Chez
nous les travaux champêtres revêtent une
fonction essentiellement sociale. Faire des
travaux champêtres une affaire personnelle,
c’est vouloir détruire ce qui constitue la texture de notre société. Voilà ce à quoi nous
convie l’incongruité de Gbédounin. Il agit
et vit comme un métèque. Sa place n’est pas
parmi nous. Mais je crois que les dieux l’ont
assommé. Murmura Soigui à Garigui.
— Pure sottise. Mais mon inquiétude est autre.
La saison s’annonce très difficile pour nous.
Il s’en est fallu de peu pour que mon enfant meure au champ lors de mon premier
labour. Il a reçu un coup de sabot sur la
tête. Après quelques heures de panique,
l’enfant ouvrit finalement les yeux et nous
le conduisîmes à l’hôpital pour les soins.
J’étais plongé dans le cauchemar quand les 72 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
cris de ta femme m’amenèrent à la réalité. Je
fis aussitôt des yeux de merlan frit en signe
de tristesse et de profonde déception. Mais
cela n’avait l’air de plaire à ta femme. Elle ne
voulait pas être victime d’une mort tragique
et ridicule. Une annonce quelle qu’elle soit
ne doit pas faire fléchir un homme. Et il ne
se contente pas de l’information, il pense
aussi à sa résolution. Si je m’étais laissé
dominer par la tristesse, alors on pouvait
dire adieu tout l’exploit que nous venons de
réaliser. La résolution des situations complexes fait de nous des hommes. Et la vigueur de notre foi se mesure par elle. La vie
est une énigme. Seul celui qui a existé, celui
qui a vu les saisons, les peuples, les hommes
et les femmes, et qui y prête attention, s’en
sort victorieux. C’est pourquoi un enfant ne
s’assied pas à la table des grands. Il lui faut
vivre avant d’y accéder. Soigui nous avons
vu assez de saisons, assez de peuples, assez
d’hommes et de femmes, mais il y a une
énigme dont le sens nous échappe toujours.
Il nous faut encore apprendre ; car c’est ainsi qu’on pourra enseigner.
— Mon cher frère, n’est-ce pas les présages
d’une catastrophe imminente ?
— Quelque chose s’annonce, mon ami, à laquelle il nous faut réfléchir.VIII
S
oudain, le ciel s’assombrit. Un vent tiède traversa le village. Un silence total régna aussitôt.
Mis à part les cigales et les hiboux qui émettent
de temps en temps quelques cris, rien ne semble
vivre dans ce silence éternel. La nuit ne tarda pas à
céder place au jour. Ce qui fit penser à l’éternel recommencement du temps. Mais l’existence semble
bien partir aujourd’hui. On pouvait lire sur le visage de tout ce qui respire la régénérescence. Les
tourterelles, les chiens, les moutons, les cabris, les
hommes et surtout les bœufs imprimaient une bonté de vivre. Car, leur survie dépendait d’une bonne
saison, une saison bien enrichie par la régularité de
la pluie. De loin comme de près, on apercevait des
beuglements. Tout ceci est familier même au der- 74 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
nier des esclaves de ce village. Une hymne naturelle
qui annonce chaque matin le sort de l’homme après
la désobéissance.
Tout le monde connait ici le taureau de Tabé. Il a
déjà défoncé plus d’une dizaine de taureaux voisins.
Un taureau de couleur noire parsemée de blancs.
Ces cornes aux bouts très pointues, taillées par ses
maîtres, se font face. Il est fréquent ici le combat des
taureaux. Les petits pasteurs opposaient parfois les
taureaux ou bien ce sont eux-mêmes qui s’affrontaient volontiers. Une suite logique de leur nature.
Depuis peu, les combats de taureaux ont perdu de
leur droit de cité. On les jugeait très immonde. Dorénavant les auteurs de ces combats sont punis. Et
quand les taureaux s’affrontaient entre eux, on les
séparait sans attendre.
Aujourd’hui, dans le village, tout le monde se réjouit d’une première activité paisible. A contrario,
Gbédounin a passé tout son temps, le coupe-coupe
en main, à chercher l’auteur de son malheur. Son
cri de rage retentissait à travers tout le village. Il
grognait comme un buffle pris au piège. Il se trouva
que sa femme avait découvert l’auteur de cet incident. Connaissant bien son mari, elle n’eut point le
courage de le lui dire. Elle ne voulut point jouer ce
rôle-là sous peine de renvoi, après, bien sûr, plusieurs coups de lanière. La mémoire du premier
usage de cette chose sur elle, n’est pas encore morte.
Ce jour où elle accusa de retard dans la préparation Andounian, L’enfant nangnango. 75
de la bouillie qui devrait accompagner son mari au
champ. Mais l’heure n’est pas au souvenir. Gbédounin chercha en vain cette personne mythique, auteur de la catastrophe. Obligé de se calmer, il songea maintenant à la recherche d’une solution. Et la
question fondamentale qui lui traversa la cervelle
est de savoir s’il peut construire sa maison sans le
concours du village. Sa femme, à l’écart, ne pouvait pas s’approcher de son mari pour lui parler. Ses
idées ne sont d’ailleurs pas prises en compte. Gbédounin se sentit seul, seul au monde, sans homme
ni Dieu. Seule la terre le soutenait. Cette situation le
plongea dans des questionnements interminables.
On aurait cru que c’est ce jour que les questions
de valeurs ont commencé par avoir un sens dans
sa conscience. Il était là malheureux quand vinrent
Soigui et Garigui. L’accueil était insolite. Ils se demandèrent en eux-mêmes, s’ils ont réellement à
faire avec le vrai et l’authentique Gbédounin. « Depuis quand a-t-il commencé par accueillir les gens
ainsi ? » Se demandèrent-ils. Voyant cela, sa femme
ne s’empêcha pas de manifester sa surprise :
Aujourd’hui, moi Baké Dandaré, fille de Sounon Worogo, j’ai vu le jour. Aujourd’hui, j’ai connu un homme,
comme les autres hommes. Aujourd’hui j’ai trouvé un mari.
C’est aujourd’hui que mon mariage est célébré. C’est aujourd’hui que j’épouse Gbédounin, fils de Baraga le père du
genre humain. Je bénis ton âme car ton fils a retrouvé tes
traces. Pourquoi ne bénirai-je pas le tout puissant qui souffla cette situation. Si les situations difficiles peuvent nous 76 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
rendre humains, alors nous en avons besoin autant ; La
nature ne fait rien en vain, tout s’inscrit dans un cadre bien
défini. Aujourd’hui mon mari est né et mon âme tressaillit de joie. Que toutes les femmes du monde entier se réjouissent avec moi. Battez les mains, les pieds ; remuez
la tête ; bougez votre corps ; réjouissez-vous avec moi ;
Les vrais amis de l’homme, ne sont pas ceux qui rient et
qui mangent avec lui. C’est ceux qui en temps de désespoirs
viennent au secours de l’ami pour lui remonter le moral et
lui donner une nouvelle chance de vivre et de devenir homme ;
Aujourd’hui, Soigui et Garigui m’ont montré le vrai sens de
l’amitié. Que la terre de nos aïeux vous comble de ses bénédictions. Mon mari, aujourd’hui je suis la bienvenue chez toi.
Aujourd’hui, je suis ta femme, celle qui te comblera de joie,
et qui te donnera dorénavant des héritiers. Que les ancêtres
te comblent de bénédictions. Et maintenant, permettez à la
femme de Gbédounin de vous servir à boire et à manger.
Buvez et mangez car c’est mon cœur qui vous sert.
Ils comprirent tous ce jour, que l’expérience conseille
mieux et bien que les mots. Elle est maîtresse de
l’éducation par excellence. Sans elle, l’éducation ne
serait qu’une pure spéculation sans fondement ni
ressort ; sans beauté ni vie. Aussi, comprirent-ils
que, quand l’homme en fait à sa tête il vaut mieux
le laisser aux vicissitudes du temps. Ainsi éprouvé,
il deviendra un HOMME. Pour Gbédounin, c’est
bien là une bonne leçon de la vie. Une leçon que
seule la nature enseigne, non la science ni quelques
théories humaines. Même son chien, qu’il nommait Andounian, L’enfant nangnango. 77
Dounan, oublia aussi sa gueule. Assis à côté de son
maître, la tête à même le sol, il bougeait sa queue
en signe d’approbation, méprisant par là même sa
condition. Dans sa condition animale, il comprenait
plus que quiconque la situation de son maître. Au
fond de lui il pensait : que tu es heureux maître d’être un
homme et d’avoir une telle femme ; le péché de la nature est de
nous avoir privés de la possibilité de choisir notre partenaire
et de la posséder à vie. Hélas ! À la guerre comme à la
guerre. Ainsi se traduit notre combat sexuel. Cette première
étape ratée, te voilà au travers les rues cherchant qui dévorer.
Et notre vengeance tourne souvent autour des petits nés de ce
que nous avons raté. Ainsi va notre vie sexuelle : le plus fort
a le droit. Sa force lui procure la vie, loin de la rage. Tant
mieux. Pour ma part, je n’ai qu’à me féliciter pour m’avoir
procuré ce vaccin naturel. Que ça fait du bien. Outre ce côté
négatif, je crois que nous menons une existence paisible et
merveilleuse avec nos maîtres qui sont gentils avec nous.
Ce n’est qu’à la fin du chant de sa femme que Gbédounin se tourna derechef vers ses hôtes. Et pour
la première fois, dans son allocution, il prononce le
mot frère à leur grande surprise.
— Soyez les bienvenues mes frères. Je suis ravi
de votre visite. Faites comme chez vous.
— Gbédounin notre frère, dit Garigui, nous
avons vu ce qui t’es arrivé, et nous ne pouvons pas demeurer impassible face à cela.
C’est pourquoi mon frère et moi sommes 78 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
venus partager la douleur avec vous, ta
femme et toi. Car ce qui arrive aujourd’hui
à l’un, arrivera à l’autre demain. Ce qui
t’est arrivé aujourd’hui peut arriver à n’importe qui d’entre nous. Mais souvent nous
sommes auteur de ce qui nous arrive. C’est
ce qui justifie notre présence d’ailleurs.
Gbédounin a compris où voudrait en venir ses
frères. Et il s’exprima :
— Mes frères, je réalise aujourd’hui que je
m’égarais de la société par mon comportement. Je sais que cette maison qui vient
d’être consumé, n’était pas le produit de mes
efforts personnels, mais plutôt le fruit de la
collaboration de tous. Je ne sais quel esprit
s’était emparé de moi jusqu’à me conduire
là. Je dois des explications au peuple. Et j’ai
besoin de vous, mes frères ; vous qui n’avez
jamais cessé de manifester le moindre amour
pour les autres. Aidez-moi à réparer ce que
j’ai gâté. Gbédounin se mit à sangloter de
larmes.
— Gbédounin, n’oublie pas que tu es un
homme et non une femme. Ce que tu fais
n’est pas digne d’un homme. Nous comprenons bien ton émotion ; mais il faut en toute
chose savoir garder ses émotions. Tout ce
qu’il faut pour relever cette maison, nous Andounian, L’enfant nangnango. 79
le ferons. Nous croyons que dès demain,
tout le village se mobilisera pour la reconstruction de ta maison. C’est notre devoir à
nous tous, habitants de ce village, de venir
en aide à celui qui en a le plus besoin. Pour
l’heure nous ne te promettons rien. Ce soir,
nous tiendrons conseil. L’assemblée est souveraine et elle décidera… Sur ces mots, les
hôtes se levèrent et partirent.
Le lendemain matin de bonne heure, une myriade de
jeunes filles, de jeunes garçons et quelques adultes
réunit autour de la demeure consumée de Gbédounin, se mit au travail. C’est un rencard de solidarité.
Il était dans le plan de Garigui et Soigui, de faire
une très grande surprise à Gbédounin. Les vrais
hommes sont à cet effet, sollicités pour la cause.
Nan’nou, l’homme aux mains lestes, se vit confier
la construction de la chambre de Gbédounin et de
sa femme. Les dimensions sont revues, et le modèle
aussi. Kora, le dernier menuisier encore à l’œuvre,
se vit confier la toiture au grand plaisir de Séro son
aimable frère qui se vante toujours d’avoir un des
rares frères qui participa à la construction du palais
royal. Plus qu’un honneur, c’était un défi. On sait
comment Kora est parvenu à dépasser ses concurrents et obtint en mariage la nièce du roi. Lorsqu’il
posa les mains sur la poutre, ce souvenir naquit
à neuf. Mais ce n’est pas le moment de se laisser
contrôler par ses souvenirs. Pour l’heure, l’urgence
l’appel à l’œuvre. Il faut terminer les travaux avant 80 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
midi. Gbédounin passera surement à cette heure-là,
et il faut qu’il vienne découvrir le joyau.
La présence de Gbédounin dans la grande famille
avait donné lieu à une réunion familiale extraordinaire qui dura plusieurs heures. Un repas familial
mit fin à l’assemblée. Heureux d’avoir fait la paix
avec tout le monde, Gbédounin décida de prendre
une pause avant de se rendre dans son pentagone
en ruine. Lui, qui avait passé la nuit dans la grande
famille, après plusieurs années d’absence, ignorait
totalement la métamorphose que subit sa demeure.
Le soir de son arrivée, une chambre fut préparée
spécialement pour Gbédounin et sa femme. Cette
nuit-là ne fut pas, pour les deux, comme les autres.
Elle était à l’image d’une première nuit de noces.
De temps en temps on entendait les bruits sourds
sortir de leur chambre. Cette attitude réveilla l’envie
de certains qui se jetèrent aussitôt sur leur femme
sans art et redescendre promptement laissant leur
partenaire au dégoût. Chez Gbédounin tout se passait autrement. « Baké, tu es une belle femme. Sans
toi je n’aurais pas supporté le poids de la vie. Tu as
toujours été pour moi une boussole. L’amour que
j’ai pour toi est si profond que j’éprouvais toujours
l’angoisse de te perdre. Une telle idée me conduisait parfois à poser des actes contraires à la raison.
J’ai toujours eu de mes amis l’idée qu’un homme
ne doit pas manifester autant d’amour à sa femme
de peur que celle-ci ne contrôle sa vie ou qu’elle
ne fasse de lui une marionnette. Mais je réalise que Andounian, L’enfant nangnango. 81
cela n’était pas vrai. Tu es une femme spéciale.
Baké ! Seras-tu toujours là pour moi ? » Demanda
Gbédounin à sa femme. « Rien ne me séparera de
toi dès cet instant » répondit-elle.
— Quel nom donneras-tu à ton enfant si tu en
avais eu ?demanda Baké.
— Avant ces instants, je l’aurais nommé ‘’Gosari’’, (il n’y a pas l’homme). Mais dès lors,
je l’appellerai ‘’Andounian’’ (le monde).
Sur ces mots, sa femme laissa s’échapper
quelques larmes que Gbédounin essuya
avec science. Ce geste donna une extrême
envie à Baké qui se colla aussitôt à son ange.
Gbédounin considéra cet acte comme une
transition. La femme voulut dire quelque
chose mais Gbédounin l’en empêcha par un
baiser divin qui lui fit frémir comme prise
en proie par la torpille. Les mains agiles de
Gbédounin quitta les cheveux de sa femme
pour rechercher ses callipyges. Il les mania
avec une extrême délicatesse avant de revenir sur ces nénés. Il ajusta sa bouche pour
la laisser faire l’affaire, car c’est elle qui sait
le faire. La femme découvrit une sensation
extraordinaire. Elle voulut crier de bonheur
mais elle n’avait plus de voix. Avant de monter sur elle, Gbédounin passa son doigt autour de son ventre qu’il caressa techniquement en descendant encore plus bas. Sur ce, 82 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
la femme suffoqua. Elle s’abandonna totalement à Gbédounin qui la posséda à sa guise
et à son grand plaisir. Ce jeu dura plusieurs
heures tout comme si c’était la dernière. Lui
qui n’avait plus connu sa femme à cause des
premiers actes sans fruit, s’est réjoui de cette
dernière nuit passée ensemble. La femme ne
s’était jamais sentie tant aimée; et l’homme
n’avait d’autres sentiments que d’avoir véritablement et amoureusement connu sa
femme. « Un tel acte ne pouvait demeurer
sans résultat. A moins que les dieux soient
devenus des hommes. » Songea Gbédounin.IX
Les travaux prirent fin à midi pile à la satisfaction totale du groupe. Garigui et Soigui
précipitèrent quelqu’un, chercher Gbédounin. Une heure passa et bientôt deux heures, sans
les nouvelles de l’envoyé. On envoya une deuxième
personne sans réponse. « Que s’est-il passé ? » Se
demandèrent les uns aux autres. Et comme on entend souvent dire : vaut mieux accomplir soi-même ses
urgences au lieu de les confier à autrui, Garigui et Soigui
décidèrent d’aller en chair et en os voir exactement
ce qui se passait. Mais hélas ! Les nouvelles ne sont
pas bonnes. De l’humain que devenait Gbédounin,
de la joie qu’il donna à sa femme, de la construction
harmonieuse qui s’est faite en son nom, il ne pouvait plus aller au-delà de ce que la nature lui a repar- 84 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
ti comme durée terrestre. Etait-ce le moment ? Personne ne saurait le dire. Tout contre fait, bon gré
mal gré, Gbédounin vient de tirer sa révérence. Soigui, auprès de son alter ego, n’ayant plus de pied ni
de bouche, se trouva simplement à terre. Puis d’une
voix lugubre il articula ces quelques mots : «la nature
est dure avec nous. De toute ma vie, de l’histoire de
ce village, jamais je n’ai traversé aucune situation
semblable à celle-ci. Il faut vivre pour vivre ; il faut
avoir traversé les âges pour apprendre réellement à
vivre avec les événements. Nous vivons ce que nul
n’a vécu ; nous voyons ce que nul n’a vu. Ce que
nous traversons ces derniers temps, n’est plus en
notre pouvoir. Quel calmant peut apaiser les douleurs de la femme de Gbédounin. Soulevant sa tête
et regardant Garigui, il dit : gariya sùn wàari4
. » Mais
Garigui était paralysé et immobilisé comme tombé
sous le regard de méduse. « Les morts se suivent
mais ne se ressemblent pas », bredouilla-t-il. « Le
temps est un véritable fardeau pour les hommes
dont les événements sont les agréments. Il nous arrache l’instant de bonheur et nous plonge dans une
spéculation sans borne. Quelle est notre place dans
ce monde si nous ne pouvons même pas contrôler les événements ? Sommes-nous nés pour subir
le poids de l’existence ? Nous vivons et mourront
sous le pouvoir et le contrôle de la nature, non sous
notre propre pouvoir. Tout ceci montre qu’aucun
4« La parole nous ait tombé dessus. » Andounian, L’enfant nangnango. 85
être n’est libre. Nous ignorons ce qui est arrivé et
ce qui se prépare. » Songea Garigui.
Aussitôt, une marée d’hommes remplit la maison
familiale. Les pleurs des femmes retinrent tout le
village, jusqu’au surlendemain. Une fois les cérémonies de deuil terminées, l’on s’attela pour la cérémonie d’enterrement qui devait durer une semaine.
Durant cette cérémonie, aucune activité champêtre
ne sera entreprise. Gbédounin est inhumé dans sa
maison, conformément à ses vœux. On le pleura
pendant plusieurs jours. Il était le symbole de la
bravoure et de la réconciliation ; car, avant sa mort,
il fit la paix avec tous. Tout se passa dans la paix :
de la cérémonie de deuil jusqu’à la cérémonie d’enterrement. Le défunt peut se sentir heureux, car il
connaîtra un repos paisible, la pluie l’a déjà annoncé
le jour même de l’inhumation. Ces situations malheureuses et inquiétantes que traversent le village et
qui en appellent à la conscience, ne semblent pas du
tout ébranler le cœur de certains habitants. Ceuxci ont atteint le paroxysme de l’idiotie. « Comment
un peuple aussi barbare peut-il se trouver à notre
proximité ?» S’interrogent parfois les hommes aux
valeurs irréprochables. Pour ceux qui se rappellent
encore de l’histoire de ce peuple, cette question n’a
plus sa raison d’être. Lorsqu’on sait que Touro Di,
le frère consanguin de Gbédounin, coucha avec sa
fille ainée et que celle-ci est tombée amoureuse de
son père, on ne s’étonnerait guère de les voir agir
sans vergogne à l’égard des autres. Touro Di ne 86 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
connaissait ni père ni mère. Dans sa vie, aucune règle
morale ni éthique n’a droit de cité. Il est le premier à
s’opposer à l’excision de ses filles. Et refusa même
à ses mâles de se faire circoncire. Il avait atteint une
autre dimension de la vie sociale. Les Temkpéen ne
pouvaient pas laisser une telle graine se répandre
en leur sein. C’est alors que Touro Di fut banni de
la société et alla s’installer à l’ouest. « J’ai bien peur
que l’immondice de ses descendants ne gagne du
terrain chez nous » ne cessait de s’inquiéter Garigui.
Mais les bonnes valeurs ne meurent jamais quelque
soit le degré de foi des individus. Garigui le sait et
cela le rassure. C’est cet esprit, cette manière de voir
les choses qui fait la différence entre les habitants
de Temkpé et les voisins d’à côté.
C’est déjà la fin du mois de juillet et rien dans les
champs ne fait la fierté de personne. En réalité, le
village connait essentiellement deux grandes saisons : une saison sèche et une saison pluvieuse.
La première commence fin-avril ou début mai et
prend rigoureusement fin en octobre. La seconde
saison couvre le reste des mois. Quand la saison est
bonne, les premières récoltes de maïs ont souvent
lieu la fin du mois de juillet. Mais les vicissitudes cli- matiques connues jusque-là, ont considérablement
changé le visage fougue des villageois en une moro- sité généreuse. Toutefois, le désespoir n’est pas arrivé à la maturité. Car pour ces habitants si le savoir
c’est ce qui reste après avoir tout oublié, l’espoir c’est ce
qui reste après avoir tout perdu. C’est cette subtili- té dans les affaires, cette manière de considérer les
choses, qui a toujours fait la force et constitue la
vigueur de ces hommes.Deuxième partieX
Les récoltes s’achevèrent très rapidement.
Car il n’y avait pas grande chose à récolter.
Le coton, principal culture des habitants
de Temkpé, ne pouvait guère faire la joie de personne. Qui bombera le torse cette année après les
récoltes ? Qui célébrera de mariage ou de naissance
cette année ? Qui osera organiser des cérémonies
cette année et ne pas sentir de remords ? Un dur
combat se prépare auquel nul n’échappera. Un
combat que la nature leur livre. Ce combat n’est
tourné contre personne : c’est un combat contre
soi-même. Un combat contre celui qui nous maintient en vie et pour qui nous nous battons toujours.
Tout le monde doit devoir s’y apprêter ; homme,
femme, enfant, jeune ou vieux, tous sans exception 90 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
du moins parmi les vivants. Car ceux qui sont déjà
passés de l’autre côté de la rive ne s’inquiéteront de
rien. Mais aux vivants de Temkpé : O tempora ! O
mores ! L’avidité de la richesse, pour ne faire autre
chose qu’organiser les cérémonies de tout genre, a
fait oublier aux habitants l’essentiel de l’existence :
vivere. Si jamais quelque chose est à regretter pour
les braves, c’est justement pour avoir accordé assez de place à la culture du coton qu’aux produits
vivriers. Et cela ils le regretteront à jamais du moins
si quelqu’un attire leur attention. Toutefois l’heure
n’est pas venue pour que les jérémiades se fassent
entendre.
A l’approche de la fin des travaux champêtres, un
événement important est attendu avec une très
grande impatience. Cet événement, c’est la pêche
magique, la pêche de la nuit. C’est en effet ce qui
fait sa particularité. Elle ne se pratique ni avec des
filets, ni avec de l’hameçon, mais avec des lances. Et
elle ne se déroule pas dans n’importe quelle rivière
ni à n’importe quel moment. Une seule rivière, la
rivière morte ; un seul moment, la pleine lune. La
rivière morte est de toutes les rivières, la plus dangereuse. A la vue, elle paraît tranquille, clémente,
inoffensive ; mais quand on y entre, impossible de
ressortir. Plus de cinq personnes ont perdu la vie
dans cette rivière. Entreprendre une quelconque
activité au bord de cette rivière, c’est la défier. Dans
cette rivière, une force maléfique dort. Elle a été le
théâtre d’un véritable conflit entre les habitants de Andounian, L’enfant nangnango. 91
Poséidon et ceux de Gaia. Entrer dans cette rivière,
c’est provoquer Charybde moins que Scylla. Mais
en toute chose, l’homme aime s’ériger en maître
et possesseur. Pour certains, la renommée de la rivière n’est qu’une affaire des faibles. Voilà un mot,
une pensée qui suscite encore plus la rage de la rivière. Et quelque soit ce qu’on dit d’elle, la tradition
doit s’accomplir. Dans tout le village, l’annonce
a été faite par le « gongonneur ». Les hommes,
pas n’importe lesquels, car il y a à Temkpé, deux
catégories d’homme, les hommes-hommes et les
hommes-femmes ; les derniers étant dépourvus de
toute force magique pouvant les classer dans la première catégorie, se préparent pour l’événement à la
date fixée.
Le jour J arriva. C’est à minuit, que la pêche commence. Le rassemblement est prévu pour vingtdeux heures sur la place publique. Le nombre de
participants fait dire à Tabé qu’à Temkpé, il n’y a
que des hommes. Il y a du monde cette année plus
que jamais. Tout est enfin prêt pour se lancer dans
l’eau. Tout est prêt, car avant l’entrée dans l’eau, il y
a un nombre important de cérémonies qui s’accomplit. Une cérémonie dirigée par le responsable délégué. Car à Temkpé, aucun événement traditionnel
n’est entrepris sans la présence d’une autorité. Une
autorité parmi les hommes. Celui-là même qui se
sent capable de protéger les participants en cas de
désastre. La cérémonie a pour but de contrecarrer
les pouvoirs maléfiques de la rivière. C’est une puis- 92 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
sance qui se transmet dans l’être même des reptiles,
surtout les plus féroces, vivant au fond de la rivière.
Après la cérémonie collective, chacun fait appel à sa
propre force personnelle. Mais il y a quelque chose
qui saute aux yeux : c’est que chaque individu est
muni d’une petite boîte remplie de tabac. Tous, sans
exception, prisent le tabac avant d’entrer dans l’eau.
A minuit pile, le chef se lance dans l’eau et sort,
quelques secondes après, avec son premier gibier.
Un gros poisson d’environ quinze kilogrammes. A
la vue de cet exploit, trois autres personnes ont suivi et la fête a commencé. Au bout de trente-cinq
minutes, les habiles sont déjà à quatre poissons.
Mais jusque-là, Soigui n’a eu qu’un petit poisson,
une truite royale. Voilà un exploit de femme que
Garigui ne semble pas cacher. Puis d’un ton moqueur Garigui lance
— Bâ, en s’adressant au chef de la délégation,
mais à Soigui indirectement, nous ne savons
pas que les femmes nous ont suivis. Cela entacherait votre renommée. Comment pouvez-vous admettre une telle chose… ?
Au moment où Garigui tenait de tels propos, il sortait de l’eau avec son sixième poisson. Il lui faut
encore quatre autres poissons du genre pour atteindre le seuil. Mais un seul gibier peut surpasser
dix. C’est le but de tous. Garigui ne l’a pas oublié
et Soigui non plus. La bataille continue et bat son
plein. Certains, déjà fatigués, se reposaient. Soigui Andounian, L’enfant nangnango. 93
n’avait pas le temps de se prêter à la plaisanterie
de son ami. Il espère être l’heureux de cette année.
Puis tout à coup, il sent une masse le soulever. De
toutes ses forces, il envoie sa lance. Il tient bon. La
chose semble être plus forte que lui. Elle le tire.
Voyant la force avec laquelle la masse le tirait, et
face à son incapacité à la maîtriser, sans attendre,
il demande de l’aide. De part et d’autre, les lances
pleuvaient en direction de Soigui pour l’aider à dominer ce qui semble être sa vengeance. Vengeance
contre les propos de son ami. Mais d’une voix forte,
quelqu’un cria.
— Un crocodile ! c’est un crocodile. Sortez de
l’eau ! Sortez !...
Ils ont réveillé Charybde ; du moins il a réveillé
Charybde.
— « Qu’a-t-il fait ? » Bredouilla Garigui.
Soigui n’entend plus rien que le bruit de l’eau. La
dernière fois que ce monstre a été provoqué, il y
eut deux morts sur place et plusieurs blessés. Il y a
environ un demi-siècle. Tous se rappellent de cette
tragédie. Le chef de la délégation entra dans l’eau
pour sortir Soigui du pétrin sans succès. Garigui
était là débout, tout tremblant. Seuls quelques mots
sortaient de sa bouche.
— Sort ! Soigui laisse tomber et sort vite mon 94 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
frère.
Mais Soigui n’est pas prêt à abandonner. Charybde
est maintenant sur sa gueule. Rien ne semble l’apaiser, même pas les paroles incantatoires du responsable. En enfer, les cris ne servent plus à rien, même
les formules magiques sont sans effet. « Tout ce
qui reste à faire, c’est de faire appel à son courage.
Soigui n’a plus d’autres choix. » Pensa Nayina le
chef de la délégation. Cette situation réveilla la mémoire du vieux Nayina. Il se souvient encore quand
son père a été englouti par le monstre. Devant ses
yeux, son père a sombré sous la gueule de ce même
monstre. Il avait entrepris d’en finir avec ce monstre
marin sans succès. La dernière fois qu’il affronta
lui-même le monstre, il perdit un œil. La honte que
lui a infligée la bête lui fit perdre toute sensibilité
à l’égard de ses semblables. Depuis ce jour, toute
compagnie était devenue pour lui insupportable. Il
n’a ni femme ni enfant et ne mange aucun mets
provenant d’une femme en état de gestation. Seules
toutes celles qui ont perdue le goût de la sexualité
pouvaient voir leur mets accepté. Lui aussi tremblait
sans rien faire en voyant Soigui lutter seul. Il a compris que Soigui se trouvait désormais entre la vie et
la mort et que seul comptait son courage. « En face
d’une situation imprévue, l’on n’a que son intelligence et son courage pour le sortir de l’affaire. Mais
dans de telle circonstance, seul le courage compte.
Il est cette capacité qu’a l’homme à affronter une situation imprévue. C’est ainsi qu’on définit les vrais Andounian, L’enfant nangnango. 95
hommes. Ils sont, en effet, ceux qui affrontent la vie
et non ceux qui tentent de la fuir surtout lorsque les
choses deviennent compliquées. La vie n’appartient
qu’à ceux qui usent de leur courage pour se battre.
Ils réussissent mieux que quiconque. » Pensait le
vieil homme. Mais pour Soigui, l’heure n’est plus à
la réflexion. Il est seul, face au monstre qui le traine
çà et là. L’animal laissa entendre un cri de rage et
puis d’un bond, renverse Soigui. L’eau est bouillée.
Bientôt Soigui et le monstre disparurent…
Sa femme se réveilla de son lit d’un bond tout
comme si quelqu’un l’avait secoué brusquement.
Elle se mit à pleurer. Le sang commença par couler
de ses narines. Elle se trouva aussitôt au bord d’un
fleuve et s’abaissa pour nettoyer ses narines. Quand
elle eut fini de se nettoyer, elle vit un homme débout au milieu de l’eau qui lui faisait dos. Aussitôt,
elle aperçut un gros poisson qui allait vers l’homme
avec une vitesse incroyable. Elle se mit à crier de
toutes ses forces pour avertir l’homme du danger,
mais sa voix ne portait pas. Elle pleurait davantage
ne sachant pas quoi faire que de crier. Puis d’un
bond le gros poisson prit l’homme par la hanche
et le trainait dans l’eau. L’homme se débattait au
mieux mais ne parvient pas à s’arracher de la gueule
du poisson. La femme continua à pleurer encore à
chaude larme. Elle s’agenouilla, prit l’eau dans ses
mains et commença par prier les esprits de l’eau.
« Je vous en supplie, ne le tuez pas. Prenez moi à
sa place et laisser le vivre. » Ainsi priait-elle. Quand 96 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
elle eut fini de prier, elle but l’eau et se lava le visage
quatre fois. Et l’homme réapparut tout en souriant.
Mais la femme commença encore par saigner.
Au bout de cinq minutes, l’eau changea de couleur. Aussitôt dans l’eau, un silence total. Une demi-heure après, le corps de Soigui apparaît à la
surface de l’eau, posé sur une carapace. Vite, on tira
Soigui de l’eau. Un cercle se forma autour de lui. Il
ne respire plus. Chacun, de son côté, appelait son
dieu. Le vieux Nayina disparut dans la brousse et
revint quelques minutes plus tard avec une variété de feuilles et de racines qu’il écrasa et passa sur
la poitrine et les côtes de Soigui. Puis prononçant
quelques mots incantatoires, il sortit une queue de
bœuf et frappa trois fois sur le corps de Soigui qui
se mit à bouger. Ce jour, Soigui a vu le visage de
la mort. Mais la nature n’a pas encore décidé pour
lui. « D’où venait alors le sang qu’on observait à
la surface de l’eau? » S’interrogeaient les uns, les
autres. La blessure de Soigui ne pouvait pas changer la couleur de l’eau. C’est alors qu’on remarqua
la présence de la carapace sur laquelle le corps de
Soigui était posé. Tout d’un coup quelqu’un cria.
— Il l’a tué ! le monstre, Soigui l’a tué. Vive
Soigui ! l’homme parmi les hommes...
Le soulagement s’empara de l’assemblée en même
temps qu’une envie, à la vue du corps du monstre.
Car la gloire qui attendait Soigui, après cet exploit, Andounian, L’enfant nangnango. 97
était indicible. De l’histoire de ce village et de cette
pratique traditionnelle, aucun homme n’a réussi à
tuer le monstre. Aujourd’hui, une nouvelle page
de l’histoire s’écrit pour Soigui. Une histoire qu’il
ne saurait écrire sans son courage. Et ce jour, Soigui comprit, ainsi que ses frères que l’histoire d’un
homme se trouve dans son courage. Le courage est
le faiseur d’histoire. De l’homme libre jusqu’à l’esclave ; des Égyptiens jusqu’aux Israélites ; de César
à Viriathe ; des Grecs aux Romains ; de Pompée
à Constantin ; de Ramsès à Moïse ; de Goliath
à David ; de la femme jusqu’à l’enfant, tous font
leur histoire en usant de leur courage. Par le courage, Hannibal s’est fait un nom. Par le courage,
Bio Guerra s’est fait un nom à l’instar de Béhanzin. Par le courage, l’Afrique a écrit son histoire.
Et par le courage, elle la réécrit. Tous, Soundjata
Kéita, Alexandre le Grand, Muammar Kadhafi, Jésus-Christ, ont usé de leur courage pour écrire leur
histoire. Nul, homme ou femme, ne peut guère entreprendre quoi que ce soit en laissant derrière lui
son courage. Mais l’usage de cette arme peut parfois conduire à la mort, pensait anxieusement Garigui. Le courage de Soigui est un acte de bravoure
pour une bonne cause. Il n’a rien à voir avec les
actes barbares, stupides, sots, inconscients, puériles,
inhumains, sauvages, que manifestent certains misanthropes. « Le courage est une arme dont l’usage
se fait avec sagesse et humanité, autrement ce serait
de la folie et donc dénué de sens. Nul ne doit utili- 98 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
ser son courage pour tuer sans raison. Tout acte de
bravoure instaure la paix et appelle à l’admiration,
la bienséance et la bonté. Un acte de bravoure est
beau et modeste. Il ne conduit pas au repentir »,
pensait Soigui.
L’acte de bravoure que vient de manifester Soigui,
est une libération pour tout le monde. D’abord une
libération pour les peulhs qui pourront désormais
abreuver leurs bovins sans inquiétude. Libération
aussi pour les femmes qui dorénavant n’auront
plus de crainte à se diriger vers cette rivière. Libération aussi pour les hommes, pour qui la pêche sera
moins magique même s’ils auraient aimé qu’elle
garde ce statut particulier. Une victoire inédite doit
se célébrer comme un anniversaire. La place publique s’apprête à recevoir autant de monde. Qui
aimerait se faire conter l’événement ? Hier, c’était
le village qui sauva Soigui ; mais aujourd’hui c’est
lui qui sauve le village. La vie est un éternel recommencement. Sinon comment penser que celui qui
s’est fait aider hier, aide à son tour, dans toute son
inconscience, ceux qui l’on aidé ? Finalement nous
vivons nos actes, ici comme ailleurs. Le lendemain
matin, la femme constata le lit tacheté de sang. Elle
ne comprenait pas ce qui s’était passé. Quand son
époux lui expliqua tout ce qui lui était arrivé, elle
comprit tout le sens de son rêve. Mais elle se tint de
ne rien lui dire au sujet de son rêve.
La tête du monstre est exposée sur la place publique Andounian, L’enfant nangnango. 99
à la vue de tous. Et l’on célébra cette victoire, pendant une semaine. On n’a pas à célébrer que la victoire, on a aussi célébré une naissance. L’enfant sage
est né ; l’enfant de deuil et de la joie. Deuil parce
qu’il coûta la vie à son père ; joie car son arrivée fut
la joie de tout un peuple. La femme habitait seule
désormais avec son fils dans la maison reconstruite.
L’on appela l’enfant Andounian conformément à
la volonté de son père. Un enfant né dans une situation difficile. Personne ne souhaiterait naître au
beau milieu de la seconde guerre mondiale. Mais la
naissance de Andounian en fut une.
— Andounian est-il bien né ? Demanda
Tabé à Dandagou.
— Qui est bien né si ce n’est celui qui n’est
pas né, ou celui qui choisit sa naissance.
Nous faisons de sorte que notre naissance
soit bien. Grâce aux séries d’activités que
nous entreprenons pour forger notre être.
— Voilà ce à quoi est désormais confronté
le joyau de la femme de Gbédounin. Conclut
Tabé.
La femme déversa tout son amour sur l’enfant-né.
Le premier obstacle que doit traverser l’enfant, est
la situation de famine qui va bientôt sévir dans tout
le village. La pluie s’est faite extrêmement rare. Ceci
n’est plus à démontrer d’ailleurs. Les inquiétudes se
lisent sur les visages. Bientôt, on oublia les festivités
pour affronter un autre événement, cette fois très 100 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
malheureuse. XI
Dans le silence, se fit entendre une voix. Elle
invite les hommes à un rassemblement le
lendemain midi sous le grand manguier.
A l’heure prévue, l’assemblée se constitua. Du milieu de l’assemblée Bata se leva et dit : « je vous
salue, vous tous ici présents ». La voix tonitruante
de Bata lui valut l’attention de tous. Sa voix allait
de pair avec son corps. Le corps semblable à celui d’un buffle suscitait crainte et respect. Il ne se
gênait guère dans un rassemblement pour se faire
entendre, même si Tabé et Dandagou l’importunait
quelques fois avec des louanges ironiques. Mais
cela ne l’arrêtait point. Car, si son apparence suscitait méfiance et crainte, son âme, elle, faisait de lui
le chouchou des enfants. Et sa politesse le faisait 102 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
passer pour être un des descendants de nansounon
Woungo.
— Nous avons convoqué ce rassemblement, dit-il, pour décider de la tenue du damaru. Vous le savez tous que, la chasse à la
battue se déroule en ces moments. Si nous
vous avons fait appel, c’est justement à cause
de la situation que nous traversons ces derniers temps. Notre nansounon n’est plus et
le trône est sans roi. Du moins officiellement. Que faire ? Pouvons-nous tenir notre
chasse cette année ? » Le brouhaha s’empara
de la foule après cette question.
— En quoi l’absence du roi constitue-telle un problème pour la tenue de notre
chasse ? demanda Tabé, l’homme des questions infantiles. Il a parfois cette maladresse
à confondre sagesse et folie. Il ne cessait de
se caresser le sexe et d’émettre un rire inhumain toutes les fois qu’il posait une question.
Ses questions sont parfois délaissées sans réponse. Mais son compagnon, lui, ne les laissaient sans réponse, même si les réponses
sont aussi parfois ridicules que les questions.
— Parce que nous ne savons plus à qui apporter la cuisse des gibiers, répondit Dandagou.Cette réponse incongrue n’empêcha pas
la foule de rire. Andounian, L’enfant nangnango. 103
— Nous le savons tous, dit Garigui, qu’avant
d’entreprendre une chasse, la bénédiction du
roi s’avère indispensable. Le sacrifice qui accompagne sa bénédiction nous protège tous
pendant la chasse.
— Nous ne savons point ce qui adviendrait
sans cette bénédiction, renchérit Soigui.
Après ces paroles de Garigui et Soigui, un silence
s’observa et tous se jetèrent des regards interrogatoires. Quelques minutes après, Garigui se leva et
dit : « même dans le malheur, il faut laisser libre
cours à la tradition de s’accomplir. »
— Je tiens cette parole de nansounon Woungo le pieu, poursuivit Garigui.
— Ainsi, sur cette parole, nous tiendrons
notre chasse à la battue cette année. Pourvu
que les ancêtres nous comprennent, conclut
Bata. Le lendemain, après la réunion, le tambourinaire attela son tambour pour annoncer officiellement l’événement.XII
De part et d’autre, les groupes se forment
pour accueillir la nouvelle. Au son du tambour, tous tremblaient d’envie ; les chiens
s’agitent, les femmes sifflent. Dans une semaine, les
festivités démarreront ; car à Temkpé tout événement culturel est une fête. Et le damaru n’en est
pas moins. Cet événement regroupe toutes les campagnes environnantes. Les participants sont munis
du gourdin, principale arme, de la lance pierre, du
coupe-coupe, de la hache et des chiens. À la veille,
le lieu de la chasse est annoncé par le tambourinaire. Il est le pilier de la chasse. Il est le seul qui
regroupe, qui rassemble. Parce qu’il est le seul qui
décide du lieu de la chasse chaque jour à l’exception
du premier. Dans la brousse, il dirige la chasse au
son du tambour. Il ne se débarrasse guère de son 106 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
précieux instrument et signale à chaque fois sa position pour qu’aucun ne s’égarent. C’est la routine ;
c’est connu de tous. Le premier jour, tous iront à
pied. Le troisième jour nécessite un moyen de déplacement. C’est d’abord les vélos. On termine
la chasse en parcourant une longue distance. Ce
qui nécessite un transport commun. Les préparatifs pour l’événement sont rudes. La chasse a lieu
chaque jour sauf les dimanches.
À la chasse, c’est comme à la guerre. Seuls les
vaillants, les braves, les endurants sortent leur
épingle du jeu. Car, il faut lutter contre la chaleur,
la soif et la fatigue. La chasse est un genre d’éducation physique par l’exemple. Elle prépare le jeune
à affronter les difficultés de la vie et à ne jamais
renoncer sous aucun prétexte. C’est à midi pile que
les chasseurs se lancent dans la brousse. Car, c’est
à cette heure précise, que les gibiers sont pris au
piège. Chacun rentre dans la brousse avec la seule
ambition de revenir au moins avec un gibier en
main. On cherche les lièvres, les perdrix, les pintades sauvages, les phacochères, les biches, les boas,
les singes. Mais on évite les lions, les éléphants et
les buffles. Si l’un d’entre eux venait à être bousculé, la chasse s’arrêterait. C’est un beau spectacle
de les voir éparpillé dans la brousse le sac en bandoulière, à la recherche du gibier. Vu le nombre de
chasseurs, de chiens, les gibiers n’ont souvent pas la
chance de parcourir une grande distance sans rencontrer d’adversaire. Tellement ils sont nombreux 107 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
et dispersés qu’une perdrix ne saurait les survoler
tous. Ses ailes ne pouvant l’amener loin, elle tombe
finalement au milieu de ces hommes avides de victoire. Le combat terrestre est souvent sans issue,
ni espoir pour l’animal. Car il doit, de toute part,
affronter les hommes, muni de gourdin et de hache,
mais aussi de chiens aux dents agacées. Avec des
cris terrifiants, stridents, ils poursuivent l’animal
malheureux qui n’a que ses pieds pour se sortir du
pétrin. Mais hélas ! Seul contre tous, l’animal n’a
aucune chance. Il aurait souhaité tomber dans les
mains d’un homme que se retrouver entre les dents
d’un chien. Car, celui-ci lui écrase la tête et ne le
laisse qu’après un silence total. Parfois, l’animal est
mangé par le chien avant que son maître ne le retire
de sa bouche ; ce qui ne le laissait sans punition.
Dès fois, les plus adroits abattaient les perdrix du
haut ; soit par une lance pierre soit par un gourdin.
Chaque jour, à la fin de la chasse, le tambourinaire
reçoit en récompense, la tête de tous les gibiers. Surtout celle des lièvres et des biches. Les trois compagnons, les donneurs d’espoir pour certains, les vauriens pour d’autres, sont ceux qui agrémentent la
chasse surtout avec leur excellente maladresse. Les
voir dans la brousse, derrière un gibier, suffit pour
parer sa journée d’humour. Certains ne viennent
à la chasse que pour ça. Une semaine est passée.
Bientôt un mois et treize jours. La chasse à la battue est aussi le jour des chiens. Les chiens les plus
méritants c’est-à-dire les plus rapides sont vantés. 108 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Bio Baga a le mérite d’avoir un chien extrêmement
rapide comme un éclair et ceci lui attire les louanges
des participants. Son chien dunàn est une star ; car
chacun veut le voir poursuivre un lièvre sur une
terre ferme parsemé d’herbes. Quand il se dresse
contre le sol, ses coéquipiers ne reçoivent que les
grains de ses pattes. A chaque fois, il est excité par
son maître. Celui-ci ne se lasse d’émettre des cris de
guerre, avec dans la bouche le nom de son adorable
chien. C’est un beau spectacle. Bio Baga a perdu le
goût de la chasse depuis sa disparition. Son flair ne
l’a pas aidé. La distance n’était pas à sa portée pour
lui permettre de retrouver le chemin du retour. Bio
Baga pleura la disparition de son chien comme
Pierre après avoir nié son maître.
La prochaine chasse se déroulera à Bonigui. Bonigui ! Qui aimerait se faire compter l’histoire. On
raconte que même une femme, si elle pouvait y
prendre part, ne reviendrait pas bredouille. Là, les
animaux ont fondé leur royaume qu’on a l’impression de marcher sur eux à chaque pas que l’on fait.
Bonigui, c’est le lieu de rêve de tout le monde surtout ceux de Temkpé. Prendre part à la chasse en
ces lieux, suffit pour bien terminer sa saison. Les
grands s’y préparent.XIII
Le vent sec et chaud souleva les feuilles
mortes amoncelées tout autour des arbres.
L’éclat du soleil dégage une chaleur d’enfer
obligeant les habitants souterrains à s’aventurer à
la surface de la terre à leurs risques et périls. Sous
l’ombre des arbres on prend un repos paradisiaque,
à part quelques mouches qui importunent. Les marigots manquent d’eau, desséchés par la chaleur.
Les animaux, les oiseaux, les reptiles et même les
hommes doivent se déplacer pour trouver de quoi
s’abreuver.
Nous sommes à douze heures trente minutes. Le
rassemblement est fait et le départ est lancé. Dans la
brousse, les chiens s’agitent. Ils remuent les queues
par ci par là. Les langues au dehors, témoignent 110 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
d’une grande respiration. Les hommes de leur côté
lancent des cris de départ de part et d’autre. Aussitôt, on entend retentir un cri de tonnerre : « Tuez
derrière ! Il vient par derrière vers la gauche ; ne le
ratez pas » c’était la voix de Tabé. Puis d’un mouvement rapide et adroit, le lièvre est abattu par celui
que l’on nomme Data. « Lui, c’est Data, dit Dandagou à Tabé. Il ne manque jamais de gibier quelle
que soit la tournure que prend la chasse. Et aujourd’hui encore, les rumeurs sont devenues réalité
pour ceux qui ne le connaissaient pas. » Les dents
un peu assortis, et les doigts fines tout comme s’ils
manquaient de chairs, la tête toujours rasée, Data
donnait l’air d’un malheureux. On le connait non
seulement par son adresse, mais aussi et surtout par
sa capacité à détourner les gibiers et à les appeler
vers lui. C’est une affaire entre lui et le génie de la
brousse. Tout le monde le fuit. Etre à ses côtés, c’est
multiplier ses chances d’échec. Cette victoire introductive, annonce une chasse d’une grande ampleur.
Et rien ne semble pour l’heure contredire cette prédiction. Garigui et Soigui sont au coude-à-coude en
nombre de gibiers. Un grand regret, se disaient-ils
intérieurement, s’ils avaient manqué à cette grande
fête culturelle. Il est quinze heures passées de vingt
minutes, et c’est le moment de faire demi-tour.
A travers une touffe d’herbes, Bio Sika aperçoit
quelque chose ; une chose qui ressemble à une perdrix. Sachant bien que dans la seule réalité qui existe
pour la chasse, il n’y a ni question ni nonchalance, Andounian, L’enfant nangnango. 111
sans attendre, il tape fort sur la chose puis plonge
ses mains afin de l’empêcher de s’enfuir. Mais si
seulement il pouvait savoir ce que lui réservait cette
chose, il n’aurait jamais souhaité naître. Cependant,
des choses qui existent et de ce qui nous arrive,
nous ignorant beaucoup. Bio Sika eut le malheur
de taper et de se pencher sur la chose sans se poser
de questions. Dans la touffe d’herbe, il rencontra
son ennemi. Un ennemi qui ne pardonne guère à
tous ceux qui lui cherchent querelle. Il rencontra
ce que tout le monde essaierait d’éviter ou de tuer
à distance si quelque courage le lui permettait. Un
serpent dont la morsure est réputée dangereuse.
S’il te mord, quelques instants sans soin, c’est la
mort qui survient. Sika est déjà atteint. Le village se
trouve à quarante-deux kilomètre d’ici. « Quel sort
est réservé à Bio ? » se demandaient ses camarades
qui le regardaient gisant de douleur sans rien faire.
Que peuvent-ils faire d’ailleurs ? Rien. « Amenez-le
ici » cria Tabé qui avait découvert une case. « Tu
as ainsi trouvé un hôpital pour le soigner » articula
Dandagou qui méprisait la situation. Il pénétra dans
la case ronde sans se poser de questions et ressortit
aussitôt en criant d’une voix stridente faabaoooo.
La foule se dispersa aussitôt et le malade perdit
conscience. « Qu’il y a-t-il Dandagou ? » demanda Tabé éberlué. « Entre dans la case. Ce que tu
auras trouvé là, c’est ce que j’ai aussi trouvé » lui
répondit-il tout tremblant. Après quelques instants,
un vieux trapu, qui ne vit pas de la nourriture mais 112 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
simplement de l’air qui souffle, fit son apparition.
On peut lire ses côtes et voir une pincée de sang qui
circule à travers son crâne. «Que fait-il ici seul ? »
Se demandèrent les uns aux autres. Les jeunes
ignorent beaucoup de choses et beaucoup de personnes. Aussitôt, Garigui et Soigui furent informés
qui vinrent comprendre la situation afin de l’expliquer au vieillard dont les yeux n’existaient même
plus. Son langage ésotérique ne peut être compris
que par Soigui et Garigui.
— Les générations se suivent, et les générations
meurent, articula le vieillard. Vous n’êtes pas
les types d’enfants qu’on était hier, poursuivit-il. Que sera le monde dans deux siècles ?
Hier la parole était sacrée. Quand elle sortait
de la bouche de quelqu’un, elle était respectée à la lettre. On ne s’opposait pas à la parole dite. Surtout quand celle-ci venait d’un
homme. Mais vos enfants que vous aviez
mis au monde, dénaturent, désacralisent et
avilissent tout, même la parole. Je n’ai appris à parler qu’au moment où cela m’a été
accordé par les hommes. Au temps jadis,
où la parole était dans son âge, ne parle pas
qui veut, mais celui qui en a reçut la permission. Nous n’avons pas connu la guerre des
armes que vous utilisez aujourd’hui. Notre
guerre était essentiellement verbale. Il suffit
que tu offenses quelqu’un pour qu’il te lie
au Diable par la parole. C’est par la parole Andounian, L’enfant nangnango. 113
que je vainquis un jour un lion qui voulut
s’en prendre à moi. C’est par la parole que
je ressuscitai le fils unique de Bèrègui le jour
même de son mariage. C’est par la parole
que j’ai voué à l’échec l’envahissement des
Natemba. C’est par la parole que je tissai
une relation avec la plupart de ces animaux
que vous tuez. C’est par la parole que je bénis la terre de Temkpé, et maudit la richesse
de ces fils. C’est par la parole que cet arbre
est ce qu’il est… »
Ils tournèrent tous leur regard vers l’arbre pour le
contempler. Il était desséché comme dévoré par le
feu. Mais le vieillard continua.
— Les effets de la parole sont innombrables.
La parole procure le bonheur et longévité
pour celui qui la respecte et l’écoute, mais
malheur et désarroi à celui qui la blâme.
C’est par cette même parole que je retiens
la douleur de mon enfant, qu’il soit en vie.
J’ai senti la douleur de l’animal qu’il a provoqué dans sa tanière et senti la même douleur
quand il l’a mordu. J’ai maintenu chacun de
vous en vie pour que s’accomplisse une des
paroles que m’a dite mon père avant de rejoindre nos ancêtres ; pour vous amener à
prendre conscience des dangers que nous
courons par le simple mauvais usage de la 114 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
parole. Si vous êtes en ces lieux, c’est parce
que mon enfant a désobéi à la parole. Demandez-lui ce qui a été dit au sujet de cette
chasse pour lui… »
Tous le regardèrent attendant de sa part des explications. Et puis la tête baissée il dit :
— Mon père Goga m’a mis en garde contre
cette chasse à laquelle j’ai pris part aujourd’hui, parce qu’il prétendait que son
esprit est troublé et que toute intention de
participer à cette chasse devrait être avortée.
Mais à son insu, je m’y suis rendu.
— Vous avez tous entendu ?
Ils répondirent unanimement
— Oooo !!!!
— Tout ce que nous essayons de vous apprendre par la parole, la nature par les faits,
va vous y contraindre.
Puis se tournant vers le jeune homme il dit :
— Tu seras sauve. Ta vie est épargnée mais
ta main gauche subira le tort causé par ta
propre faute. Que cela serve de leçon à tous
ceux qui m’écoutent aujourd’hui. Rentrez
en paix chacun chez soi et que les génies de
la brousse vous accompagnent comme ils Andounian, L’enfant nangnango. 115
l’ont toujours fait.
Ils répondirent tous « amii bâ ». Sachant bien que
toutes les paroles rustiques du vieillard furent traduites par Soigui. Ils quittèrent la maison du vieillard dans la tristesse malgré le nombre de gibiers
que chacun transportait. Il n’y a que la conversation de Tabé et Dandagou qui retentissait dans la
brousse.
« La mort d’un marchand n’arrête pas le marché »
disait Dandagou. « Eh bien la blessure de Bio Sika,
poursuivit-il, n’arrêtera pas la chasse. C’est vrai que
Bio Sika a perdu son membre gauche, mais c’est
l’incident de la chasse. » En disant ceci, il n’ignorait pas toute fois la leçon de l’antiquaire vieillard.
Dandagou a peut-être raison. Car à Temkpé un
événement culturel vaut plus que toute autre chose,
surtout la chasse à la battue. Dans le cœur des habitants de Temkpé la vertu et les bonnes mœurs sont
encore vivantes. C’est un grand et beau spectacle de
voir l’homme de cette contrée défendre sa culture,
son identité. Avec une vigueur, au point que l’on en
arrive à croire que sa vie en dépendait : c’est une
pulsion. Non encore ensorcelé par la culture moderne, l’homme à la bravoure paysanne ne connaît
rien de plus somptueux et glorieux que sa culture.
Il y accorde assez de prix plus qu’un spartiate mourant pour la patrie. Même dans le malheur, il laisse
libre cours à la tradition de s’accomplir. 116 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Dans deux jours environ, c’est Baatanan qui va accueillir les chasseurs. Autre lieu encore à peu près à
l’image du premier, peut-être encore plus.
La nuit fut trop longue pour Tabé et Dandagou.
Tandis que pour Bio Sika la chasse à la battue est
devenue une histoire à raconter à ses enfants avec
plus d’enthousiasme et de preuves, Garigui et Soigui résolurent de ne pas prendre part à cette chasse
sous prétexte qu’il faille laisser les enfants s’amuser. XIV
A Temkpé, tout tourne au vinaigre, même
dans les situations les moins importantes.
Baatanan n’a pas simplement reçu la visite
des chasseurs, mais celle des grands hommes. C’est
Baatanan qui mit fin à la chasse de cette saison.
Nimbéré est allé à la chasse mais n’y est plus revenu. Un jeune forgeron, connu non seulement pour
sa brutalité, mais aussi pour son franc-parler. Tous
sont revenus sains et saufs excepté lui. On l’espéra
le lendemain midi, en vain. Les grands hommes du
village furent alertés. L’on s’attela pour une autre
chasse : chercher Nimbéré, le retrouver et le ramener à la maison. Au village c’est une autre tristesse encore plus grande que celle de Bio Sika. Plus
d’interrogations pleuvaient de part et d’autre. Que
s’est-il passé au juste ? Mais personne, même le 118 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
tambourinaire, ne peut en donner une explication.
Nimbéré n’est pas un enfant pour se perdre. Il est
vrai qu’on le connaît pour son amour au tamsoian,
mais ce jour-là, il était dans son état normal. Le vin
rouge n’était plus, depuis peu, sa préoccupation.
On chercha Nimbéré pendant trois jours sans résultat. Dans la brousse, les hommes étaient à court
de provisions. Ils décidèrent de rebrousser chemin.
« Un animal arrive. S’écria une voix. » C’était une
biche. L’animal n’eut pas le temps de se retourner.
Il fut abattu. Avec ça, on peut tenir encore deux
jours, pensaient-ils.
Les deux autres jours de recherche n’ont rien donné. Tous les espoirs sont perdus. Nimbéré ne sera
pas retrouvé. Les hommes revinrent au village sans
le jeune homme, portant chacun le péché de Nimbéré. Au retour, ils rencontrèrent un vieillard qui
leur demanda ce qu’ils pouvaient chercher le visage
tout consterné.
— Bâ, dirent-ils, nous cherchons notre jeune
enfant qui est partie à la chasse avec les
autres et qui n’y est plus revenu. Cela fait
cinq jours que nous le cherchons sans résultats.
— Avez-vous mangé quelque chose durant
cette période de recherche ? Leur demanda
le vieillard.
— Toute notre provision étant terminée, nous Andounian, L’enfant nangnango. 119
fîmes recours à une biche qui s’était précipitée vers nous. « D’aucuns peuvent encore
avoir quelque morceau de l’animal. » Clarifie
Garigui.
— Mes enfants ! Vous avez vite fait de rentrer. Car vous ne retrouverez plus jamais celui que vous cherchez. Dit le vieillard avec
une grande tristesse. L’animal que vous venez d’abattre n’est rien d’autre que celui que
vous cherchez. Il a rencontré les génies de
la forêt qui l’ont aussitôt transformé. Votre
enfant est désormais en chacun de vous. Ne
vous accusez pas car nul ne peut changer les
choses. Nous allons tous mourir d’une manière ou d’une autre. Voilà celle qu’a choisie
votre enfant. Allez, rentrez retrouver ceux
qui vous restent. Ne le faites savoir à personne. Sachez garder votre bouche.
Tous éberlués, n’avaient que leurs yeux pour accueillir la triste nouvelle du vieillard. Ils se dirent en
eux-mêmes :
— Andounian !
Garigui lui, se demandait : Jusques à quand ?
Combien de temps continuerons-nous à vivre de
telle situation à Temkpé ? Qu’avons-nous fait aux
aïeux ? Toutes ces questions déferlèrent dans sa
pensée sans trouver de solutions. Tous rentrèrent à 120 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Temkpé avec la plus grande désolation. Au village,
c’était la consternation. Les inquiétudes étaient au
comble. Nul ne peut rire à gorge déployée au village. Même Dangagou et Tabé furent secoué par
cette perte. Tout commença par la joie, mais finit
par la tristesse. On pleura Nimbéré pendant une
semaine. Bio Sikka de son côté peut se réjouir, car
lui n’a perdu qu’un seul membre.
— « Moi j’ai fini avec la chasse, se dit-il dans
son cœur »
Les situations à Temkpé étaient à leur comble.
On conforma dorénavant sa vie aux situations. La
royauté de Temkpé qui depuis la mort du nansounon était resté sans roi, trouva désormais un nouveau chef. Un chef parmi tant d’autres : nansounon
Gaya. C’est sur lui que repose désormais l’espoir
du peuple. C’est lui qui va apaiser les situations et
leur trouver une explication juste pour enfin les
éradiquer. Pour l’heure, il n’est pas officiellement
couronné. Il faut une cérémonie d’enterrement. Le
décès d’un nansounon et l’intronisation d’un autre
est toujours suivi d’une cérémonie d’enterrement
appelée le goyeru ou la fête générale des morts. Les
mystères de cette cérémonie sont détenus par les
nangnangos ou principaux sacrificateurs. La cérémonie réunit tous les nangnangos, où qu’ils soient,
hommes, femmes et enfants. Celui qui manque à
la cérémonie, portera toute sa vie les malheurs du
clan. Andounian, L’enfant nangnango. 121
Le goyeru apparaît si important pour les nangnango
qu’ils s’y préparent d’une fête à une autre, afin de
le rendre plus superbe, et de le célébrer avec plus
de splendeur et de magnificence. On tient conseils
sur conseils sous la férule du futur nansounon, pour
déterminer le temps précis de la cérémonie, et
pour prendre les mesures nécessaires. Ces sortes
de conseils ne laissent pas de souffrir quelquefois
d’énormes difficultés liées à la jalousie des chefs,
dont quelques-uns voyant leur émule s’accréditer
davantage, et avoir la plus grande part aux affaires,
font susciter divers incidents sous prétexte de troubler la cérémonie. Mais la particularité de cette cérémonie est essentiellement due à l’absence totale
d’incident, pouvant empêcher les festivités.
Dans deux jours les cérémonies vont commencer,
car le nouveau roi est désormais connu. Le village est peuplé de nangnago de toute la contrée. Les
tentes sont construites un peu partout comme des
bivouacs. Du palais royal, les trompettes et les canons ont annoncé la particularité de ce jour.
Au premier jour, du palais royal, tous les nangnango,
muni chacun d’une calebasse remplie d’eau, se transportent nus au cimetière des rois. A l’approche du
cimetière, ils renouvellent leurs jérémiades et leurs
cris des âmes. Dès qu’ils sont arrivés au cimentière,
ils se tiennent à genoux sur la tombe du dernier roi
avant de se tourner vers les autres pour leur servir
à boire. A cette deuxième étape, d’un côté comme 122 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
d’un autre, les incantations pleuvent. Les calebasses
remplies d’eau sont posées sur chaque tombe qui,
au fur et à mesure que les paroles incantatoires sont
prononcées, s’agitaient. L’eau de la calebasse s’agitaient ainsi jusqu’à s’évaporer : c’était le goyeru. Les
ancêtres ayant bu, les enfants peuvent boire et manger. La joie est au comble au cimetière parce que
les aïeux ont honoré la présence de tous. C’est un
bon signe. Ceci annonce une tranquillité dans le village de Temkpé et sur toute la terre. Si le contraire
c’était produit, alors le village et le monde entier
serait plongé dans le noir jusqu’à une prochaine cérémonie. On but, on mangea et on dansa au son
du tam-tam et des trompettes. Au village c’est aussi
la joie. Car du village, les habitants pouvaient entendre les cris de joie des nangnangos. Voilà ce qui
annonce une nouvelle ère à Temkpé.XV
S
a majesté, le nansounon est richement habillé. Sa main droite est embellie d’un colorant
noir qui présente la marque d’une puissance
ou d’une magie que seuls peuvent comprendre et
expliquer les initiés. Le roi présente un visage heureux qui reçoit les honneurs d’un vainqueur de
l’Olympe. Les larges épaules du roi, ses yeux assortis, ses barbes noires parsemées de blanc et sa
grande musculature avaient de quoi repousser ses
adversaires. En le voyant, on aurait cru un lion devenu humain. Mais tout ceci ne doit pas faire objet
de science. Ce qui compte, c’est la réussite de la
gaani. Dans deux jours, il fera ses preuves. Il doit,
en effet, prouver aux vaillants paysans de Temkpé
qu’il répondra convenablement aux principes de la
royauté, à leur besoin et surtout redonner espoir 124 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
aux âmes égarées.
On voit venir de toute part des cavaliers richement
habillés pour la circonstance. C’est une tradition et
c’est connu de tous. De part et d’autre, les enfants
se précipitent pour contempler la beauté des chevaux et parfois même leur apporter de la nourriture afin de s’attirer les honneurs de leur maître.
Les chèvres qui trainent encore dans les quartiers,
font la fierté des nagos. Ceux-ci les attrapent et les
égorgent sur le champ comme cela est de tradition.
Nul ne peut les arrêter. Ce sont les préludes d’une
fête culturelle, dont l’importance ne donne aucun
moment de répit au maître des nan’tem et à ses collaborateurs.
A la veille des festivités, au clair de la lune, autour
du feu, Garigui rappelle les contextes historiques
de la fête aux âmes encore fertiles et innocentes :
— « L’une des pratiques culturelles, commença-t-il, la plus répandue en milieu baatonu
de façon générale, et chez nous en particulier, est la gaani. Elle est pour nous, une fête
historique et probablement la plus grande
réjouissance culturelle. Elle signifie ‘’nassara’’
c’est-à-dire victoire. Victoire parce que nos
ancêtres se sont affranchis définitivement
de la nouvelle religion naissante : l’Islam.
C’est pourquoi on la présente comme une
cérémonie tribale à caractère animiste, célé- Andounian, L’enfant nangnango. 125
brée par la suite, sous le prétexte musulman.
Dans son sens étymologique, elle signifie
Su gannin ou su ganni c’est-à-dire, « barrer la
voie », « fermer la voie », « se barricader »,
fermé par une barricade. Quand nos ancêtres ont quitté l’Arabie Saoudite, arrivés
au Nigéria et au nord du Dahomey ensuite,
ils ont fait des cérémonies pour empêcher
aux arabes, qui les cherchaient, afin de les
convertir à l’islam, de retrouver leur chemin.
Ba souwa gannouwa, ba swaa ganna « ils ont
fermé la voie ». Ils en ont fait une festivité.
— Fête du trône, elle est l’occasion pour tous
les sujets de renouveler, chaque année, leur
allégeance au roi, et de recevoir sa bénédiction. C’est la célébration royale du nouvel
an. La gaani perpétue une tradition vieille
de plus de quatre siècles de manifestations.
Au cours de cette fête, aucune activité n’est
entreprise. D’ailleurs, personne ne voudrait
se faire compter l’histoire. On abandonne
tout pour se consacrer à la réjouissance qui
réunit tous les clans et chefs de clan. Haut
lieu de brassage, de tolérance et de pardon,
à la croisée de diverses dynasties, la gaani est
le carrefour de la tradition pour le peuple
qui, tous les ans, comme dans un rituel,
s’apprête, converge, joyeux et conscient 126 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
d’être attendu, vers le palais royal. C’est le
rendez-vous culturel majeur d’une tradition
conservatrice, fermement ancrée dans la vie
de ses fils, qui véhicule des valeurs strictes,
de cet art de toujours compter sur soi. Elle
est une fête grandiose. Elle se prépare à partir du deuxième mois de notre calendrier :
le Donko Wonnon qui a pris le nom de gaani
Gobi Kasso (mois de recherche du financement de la gaani). Tout ce deuxième mois
est consacré aux préparatifs de la fête. Au
cours de ces préparatifs, le roi entreprend
des tournées dans le royaume pour solliciter
les contributions de ses chefs provinciaux.
Ces derniers, à leur tour, prennent des dispositions pour bien préparer cette rencontre
annuelle et se faire remarquer par les plus
méritants et les plus valeureux. La semaine
qui précède le jour de la fête est consacrée à
l’étude relative à la sécurité des participants.
Aucun autre événement ne doit empêcher
ni troubler les festivités. Invitant au palais
certains dignitaires susceptibles d’intervenir
efficacement pour assurer la sécurité, le roi
multiplie les sacrifices nécessaires pour le
maintien de la paix, avant et après les festivités. Tout dysfonctionnement dénotera de
la faiblesse du royaume à organiser une fête
digne de ce nom. La honte n’étant pas ad- Andounian, L’enfant nangnango. 127
mise en milieu baatonu, il est de son devoir
d’assurer la sécurité des participants. Il y a
une veillée qui dure toute la nuit, animée au
son des tam-tams et trompettes joués par le
groupe Kiriku. Le jour de la fête est celui où
le roi, dans sa tenue des grands jours, monte
à cheval pour sa longue ronde cérémoniale
annuelle.
— On assiste vers treize heures à la sortie
majestueuse du roi, accompagné des sons
de tam-tams, de tambours à aisselle et des
trompettes royales. Le cavalier n’est pas, à la
gaani, le personnage le plus important. Mais
il en est le plus visible et le plus impressionnant. Surtout lorsque l’heure de la parade
sonne et qu’on le voit dans sa posture, aligné
selon l’étiquette de la cour, le geste mesuré et
autoritaire. Mais quand vient le moment de
faire exécuter à sa monture des figures spectaculaires, il quitte la solennité glaciale de
son visage pour reprendre à son compte les
gestes du cavalier intrépide, menant au trot
son cheval, formant parfois avec l’ensemble
de la cavalerie, une garde d’honneur au roi.
Là encore on évite la honte. Le maître, en
la circonstance, ne se contente pas d’apparaître. Il se révèle à son peuple ; il ne parade
pas ; il s’offre aux joyaux des femmes et aux 128 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
sons des tam-tams et trompettes, qui lui témoignent leur allégeance. Depuis toujours,
Wassou a été le plus en vue parmi les cavaliers. Avec son cheval légendaire, il s’érige en
maître des parades et des courses. Pronostiquer pour un autre cheval pendant la course,
c’est jeter son argent par la fenêtre. Dès lors,
il y a comme une communion des êtres et
des hommes, un partage vibrant d’une
quête aboutie, une gigantesque auréole. Le
roi n’a plus besoin de discourir, ni d’haranguer la foule. Le symbole, à sa place, s’est
déjà exprimé. La magie de la gaani a suffi
pour cela. Jour de fête et de réjouissances, la
gaani est l’occasion unique de grandes rencontres pour prouver à la face du royaume,
les promesses dont chaque prince est capable, surtout à cheval, pour mieux se faire
remarquer à la cour, dans l’espoir d’un bon
positionnement dans la hiérarchie sociale
et dans la course au pouvoir suprême. Le
monde baatonu est sensible à la démonstration. L’animal de compagnie dans notre aire
culturelle reste indiscutablement le cheval.
Il est intégré à la culture, aux données socio-politiques et à notre mentalité.
— Le lendemain de la gaani, la cérémonie de
la kayessi (les salutations finales) met fin aux Andounian, L’enfant nangnango. 129
festivités. La cérémonie de la gaani prend fin
avec la danse des princesses, suivie du défilé des griots, toutes catégories confondues
pour une ultime symphonie. On fait ensuite
place aux manifestations populaires. Propre
aux Baatombu, la gaani est une fête qui réunit non seulement la communauté baatonu
mais aussi les fulbés (peulhs). Pour ces derniers, la gaani est d’abord et avant tout une
fête de réjouissance et de témoignage de bon
voisinage. Elle est le reflet de l’humanisme
baatonu et en constitue son honneur. La
gaani est la meilleure expression des valeurs
culturelles baatonu, à travers les méandres
de ses valeurs culturelles. Mais une parmi
tant d’autres qui paraît le plus important, est
l’apparition du serpent. Au lieu de rassemblement final, sous le grand arbre, vint un
ancêtre : le serpent. Toutes les fois que la
gaani est célébré, il sort toujours pour manifester l’ultime apparentement entre eux et
les humains, surtout les nangnango.
— Mes chers enfants, vous devez graver tout ce
que vous venez d’entendre dans vos cœurs.
Où que vous soyez et quoi que vous fassiez,
n’oubliez jamais qui vous êtes et d’où vous
venez. Continuez par perpétuer au mieux la
tradition. Elle est celle qui vous défendra. 130 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Celui parmi vous qui bafouera la tradition
aurait choisi la voie de sa déshumanisation
et de désintégration sociale. Même dans le
malheur, il faut laisser libre cours à la tradition de s’accomplir, conclut Garigui. »Troisième partieXVI
C’est un jour de prière, un vendredi où les
fidèles musulmans se retrouvent dans la
grande mosquée pour une prière commune.
Garigui s’habilla majestueusement rappelant par là
même l’épopée du richissime mandingue Mansa
Moussa. Le voir dans ce style d’habillement suffit pour célébrer la valeur du matériel. Un homme
d’une telle élégance ne pouvait passer inaperçu. Un
moment où sa femme n’hésite point à faire renaitre
les souvenir d’un passé lointain. Elle lui parle arrogamment juste pour dire à ses semblables : cet
homme que vous voyez est mon mari. Mais Garigui ne se laisse point perturber. Ces moments
de prière nécessites une entière pureté d’esprit et
d’âme. Nulle autre occasion n’exhibe la beauté de
cet homme que ce jour de prière. Dès que la prière 134 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
prend fin, la vie reprend ses habitudes rappelant le
mythe de Sisyphe. Garigui, Soigui et quelques-uns
se retrouvent sous le manguier pour une partie de
tabu. Mais ce n’est pas simplement le tabu qui réunit les gens ici. On vient aussi pour écouter, parler
et apprendre non seulement l’histoire du village,
ses pratiques, ses us et coutumes, l’histoire de ses
grands hommes, ainsi que des faits insolites et des
discussions sur des sujets particuliers. Andounian
ne se sépare point de Garigui et Soigui devenus ses
pères adoptifs. Dans cette assemblée composée
d’adulte et de vieillards, il était le seul garçon âgé
de treize ans dont la présence n’était pas au goût
de Tabé et Dandagou les fanatiques traditionnelles.
Mais son esprit d’analyse et son sens du devoir l’élevaient au rang des sages. Ignorant le dédain dont il
faisait objet auprès de Tabé et Dandagou, il ne tarda pas à les interroger.
— Pourquoi les hommes ont-ils peur de la
mort ? J’ai constaté que toutes les fois qu’on
parle d’elle les visages changent. Elle est
même considérée comme un sujet tabou.
Ne pensez-vous pas que la mort est une
chose admirable ?
Tous s’immobilisèrent et regardèrent l’enfant avec
stupéfaction. Tabé l’observait simplement sans dire
mot.
— Tu veux parler d’une chose que tu ne connais Andounian, L’enfant nangnango. 135
pas, intervient Garigui. As-tu pris la peine
de te demander au moins pourquoi tu es si
chétif ?
Le garçon était d’une apparence repoussante. On
dirait un enfant privé de nourriture pendant une
semaine et demie. Mais son teint bronzé attirait
l’admiration des jeunes filles de son âge. Chacun
aimait toucher ses cheveux lisses que sa mère ne
cessait d’entretenir. Son regard innocent donnait
toujours envie de le posséder comme une poupée.
Les paumes de ses mains n’avaient rien à voir avec
celles des quelques enfants qu’on observait. On les
croyait toujours à leur état premier. Avait-il été une
femme que ce garçon ferait le malheur des hommes.
Il est le portrait tout craché de ses parents. Ceux-ci
se faisaient passer, parfois pour des frères et sœurs,
surtout pour ceux qui ne les connaissaient pas. Pour
le garçon, son seul défaut, c’est son corps. Il manquait de chair. Et cela pousse Garigui à lui interdire
la parole. Du moins ne pas lui permettre de parler
d’un tel sujet devant ses parents.
— « Il y a bien longtemps, dit Garigui, que
nous sommes passés de l’ignorance à la philosophie. On mangeait, buvait, mariait nos
filles et garçons. On ne se souciait de rien.
Car la nature nous donnait tout. Mais tout
cela a changé en un seul jour. Et depuis ce
jour, nous n’avons pu rien faire que de subir. Notre village est au bord du gouffre. 136 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Les temps sont durs pour nous. Nous avons
connu assez de situations tragiques. Et tout
ceci nous montre que la mort est une chose
qu’il faut craindre et fuir dans la mesure du
possible. En plus, tu n’es qu’un gamin. Et les
enfants ne parlent pas de la mort. »
— Mais alors, pourquoi la mort ne nous
épargnerait-elle pas, si on ne devrait pas en
parler ?
— Parce que la mort aime ce qui est encore
petit, comme l’homme adore aussi manger
la viande aux os doux, facile à casser, ridiculisa Dandagou.
— Les petits doivent donc en parler puisqu’ils
sont les premières victimes. Dit l’enfant avec
un air sérieux.
— Ah ! ouais, que sais-tu de la mort et que
tu voudrais nous apprendre monsieur le sage
? demanda Dandagou en colère.
— Je vois une chose merveilleuse à travers la
mort, répondit l’enfant.
— Sottise, dit Dandagou.
Dandagou n’aimait pas être en présence de l’enfant
encore moins le voir parler. Il le haïssait de tout
son cœur. On aurait cru que Baké lui était destinée.
Mais le père de l’enfant Gbédounin a réussi à la lui Andounian, L’enfant nangnango. 137
arracher.
Dandagou était prêt à tout, seulement pour se faire
aimer de Baké. Il joua à tous les coups sans succès.
Finalement, il s’en est pris à son rival. Il a tenté à
plusieurs reprises de l’empoisonner. Gbédounin fut
maintes fois amené chez le vieux Nayina afin de
trouver satisfaction. La dernière tentative de Dandagou a été de créer une inimitié entre eux. L’effet
de cet acte, tant partielle que positif chez Gbédounin, n’a guère altéré l’amour que portait Baké pour
son amant. C’était Dandagou qui avait mis le feu
à la maison de son rival et le laissa sans bourse. Et
c’est encore lui qui fit de sorte que Gbédounin ne
s’intéressa à rien de ce qui relève des affaires du
village.
A contrario, le petit garçon l’aimait. Il adorait son
sens d’humour, et surtout sa démarche comique.
Là où étaient Dandagou et Tabé, là aussi était l’humour. Mais sans se laisser influencer, l’enfant commença son discours.
— « Depuis toujours, les hommes se sont
plaints contre certains phénomènes de la nature. Ils élèvent leur voix vers un créateur inconnu pour lui faire part de leur amertume.
Les phénomènes se succèdent ainsi que les
élucubrations mais rien ne change. Ils ont
de tous les temps œuvré pour prévenir et 138 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
même changer les phénomènes de la nature,
en vain. Dans leur existence sociale et même
naturelle, ils ont créé l’inégalité. Une inégalité qui leur rend l’existence difficile. Ils ne
vivent qu’avec l’idée de l’égalité sans la manifester dans les faits. La nature quant à elle
signifie harmonie, équilibre, justice. Elle ne
saurait rien produire ni engendrer d’inégale.
Tout ce qu’elle produit concourt au bien de
l’humanité. C’est donc, en effet, pour mettre
fin à cette diversité inégalitaire de l’existence
humaine que la mort existe. Mieux, l’égalité entre les hommes est maintenue par le
seul phénomène naturel qu’est la mort. Par
ce phénomène, nul ne peut se vanter de ce
qu’il a ni de ce qu’il est. Nous subissons tous
sont pouvoir. Les hommes, les animaux, les
végétaux sont tous soumis à sa puissance.
La mort, c’est la justice, l’harmonie et l’équilibre ; c’est la justice de Dieu. Car, c’est elle
qui réduit le riche au silence aussi bien que
l’orgueilleux, le méchant, le bon et le pauvre.
En soumettant tous les êtres à la mort la nature a voulu ainsi maintenir l’égalité et l’équilibre des choses. La mort est la seule voie
par laquelle Dieu rend les hommes égaux,
même ceux qui se croient supérieurs aux
autres ne peuvent lui échapper. Les grands
hommes de l’histoire sont tous passés par la
mort. Bio Guerra, Samory Touré, Béhanzin, Andounian, L’enfant nangnango. 139
Hannibal, Alexandre le Grand, tous ont disparu. Nul n’échappe à la parfaite justice de la
mort. Elle n’accepte aucun présent ni pitié,
mais rend justice sans aucune considération
quelconque. Réjouissons-nous de ce qu’il y
a la mort. La mort conduit à une certaine
moralité. Sans elle, on ne parlerait pas de
moral ni d’éthique. C’est l’impuissance de
l’homme devant la mort qui l’amène à accepter et à pratiquer certaines règles sociales. L’équilibre de la nature est maintenu
par le phénomène de la mort. S’il y a une
chose que nous avons de commun, ce ne
peut qu’être la mort. Nous vivons différemment, mais nous mourons de la même
manière. Tant que les hommes existeront, la
mort existera également. Et ne cessera jamais de nous apprendre que nous sommes
sans valeur. Au lieu de blâmer un tel phénomène, louons-le au contraire.
— Au nom de quoi oses-tu prendre la parole
et tenir un tel discours devant les gens ? interrogea gravement Dandagou. Sais-tu dans
quelle condition es-tu venu au monde ? Et
te voilà à donner la leçon à tes enfants. Tu
n’as jamais vu le visage de la mort et tu ne
peux même pas savoir ce que tu dis. J’ai
honte de la nouvelle génération. Oui très
honte. En disant tout cela, il s’éloignait du
groupe. On pouvait même entendre de loin 140 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
ses vociférations.
Ce discours n’était pas du goût de tout le monde,
surtout de ceux qui connaissaient l’histoire de ce
village. Quel nom conviendrait-il le mieux à cet enfant ? Andounian a toutes les qualités requises pour
se faire une renommée. Mais pour l’heure, il reste
l’enfant impoli, du moins aux yeux de certains. Peutêtre deviendrait-il celui que tout le monde voudrait
écouter ou fuir ? Deux personnes ont seulement
compris son discours : Garigui et Soigui.
— « Andounian vient de tenir un discours qui
devrait nous faire réfléchir, dit Garigui. Il
parle tacitement aux têtes bien faites. La
nouveauté de sa réflexion a de quoi susciter
la colère de certains. Et nous ne croyons pas
qu’il ait dit quelque chose de très grave. »
— Mon ami, je ne condamne guère ce que tu
loues ni louer ce que tu blâmes. Nos pensées se marient la plupart du temps pour
ne pas dire toutes les fois. Mais ce que tout
le monde condamne ici, je crois bien, c’est
moins sa parole que son âge. Nous sommes
dans une société où la hiérarchie occupe une
place essentielle. L’observation stricte de la
hiérarchie nourrit davantage notre tradition et éclaire toute sa beauté. Si Dandagou
n’avait pas eu une telle réaction, on pourra
dire à dieu à nos valeurs, répondit Soigui. Andounian, L’enfant nangnango. 141
— Ton analyse, mon cher ami, montre que je
ne mange pas avec un demeuré, mais avec
celui qui honore son nom. Il est normal que
chacun soit tiqué en écoutant Andounian.
Et comme tu viens de le constater, le discours tenu par l’enfant, ne reflète pas son
âge. C’est un enfant qui est en avance sur luimême. Mes chers frères- s’adressant à ceux
qui étaient restés - c’est heureux de voir au
moins un jeune enfant raisonner de la sorte.
Si nous devons toujours rester cramponnés
à la tradition, je ne vois point comment nous
allons grandir. Que direz-vous de cet enfant
qui après dix ans de vie ne veut pas quitter
le sein de sa mère ? Cette question laissa des
mouvements de réaction en sourdine. Garigui continua. Si vous pensez que tout enfant
qui naît doit grandir, alors toute tradition
qui naît doit être dépassée aussi. On n’est
pas sage seulement en étant soumis à la tradition jusqu’à sa mort, mais en améliorant
ce qui est pour faire d’autre. Nous venons
d’assister à un exemple. Contrairement à ce
que mon cher frère Dandagou vient de dire,
je crois que la nouvelle génération n’est pas
morte. Elle se réveille plutôt. Je suis fier de
notre fils. Vous aussi, soyez fier de lui.
L‘intervention de Garigui eut une foule de réactions. Mais la plus intéressante, est celle qui souleva une autre problématique, venu aussi d’un jeune, 142 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
mais cette fois-ci d’une jeune fille.
— Cela voudra donc dire que désormais les
femmes aussi doivent avoir le droit de parler
et d’intervenir en public ? Demanda Bana
Tanma toute fière.
Celle qu’on surnommait la hache des hommes.
Elle aime en effet, défiler autour des hommes tout
comme si sa nature la lui contraignait. Sa mère la
cherchait parfois à longueur de journée pour les
travaux domestiques en vain. Avec son teint noir
et sa démarche masculine, nul ne peut parier sur sa
féminité sans échouer, du moins pour ceux qui ne
la connaissaient pas. On lui demandait parfois, non
pas sans gêne, d’exhiber son intimité afin de départager les parieurs. Elle recevait en retour sa part.
Son apparence la poussait à défier les hommes au
combat, et elle sortait parfois victorieuse.
Sa question laissa un silence total. Les hommes
s’étaient-ils pris dans leur propre filet ? Le long silence en dit plus. Mais soudain Tabé intervient.
— Petite fille, comme toute fille, tu es une
femme en devenir. Nous savons tous que
vous êtes nos chères mamans, nos sœurs
et nos femmes… Nous pouvons dire que
nous vous devons la vie. Mais je ne crois
pas que cela vous autorise ou suffisse à vous
élever au rang des hommes. Vous êtes in- Andounian, L’enfant nangnango. 143
férieures aux hommes, et cela est naturel.
La nature vous a destiné à une telle fin. La
nature a voulu que vous portiez un fardeau
qui dure un nombre de mois donné, alors
que l’homme n’en porte jamais. La virilité
de l’homme se sent et se constate partout.
Toutes les parties de son corps inspirent le
respect, alors que les vôtres, la méfiance et
le mépris. Quand l’homme se met en érection, on voit le témoignage d’une force naturelle, l’image d’un dieu. Là encore, la nature a semé la différence. Quand l’homme
veut livrer une bataille, il mise sur sa poitrine, alors que vous la cachez. Là encore,
une différence. Lorsque le village brûle, on
cherche les hommes et on cache les femmes.
Là encore une autre différence. La vue de la
femme dans certaine condition est signe de
malheur ce qui ne l’est pas quand c’est un
homme. Vous êtes la source de nos maux.
Une bonne femme, c’est celle qui surprend
son mari au lit et à la cuisine. Il est contre
nature qu’une femme tente de s’élever au
même rang que l’homme. La nature fait les
choses justes, et elle ne vous a pas prédestinée à cette fin. Veuille donc considérer
cette conversation comme s’adressant aux
hommes.
Ces mots de Tabé, donnèrent le sourire à Dandagou
le misogyne, revenu entre temps. « Nous espérons 144 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
que cela restera ainsi mon cher » conclut Dandagou avec une entière approbation.
— Mais ce que vous dites est odieux.
— Odieux ? Non Bana Tanma ma sœur. Dismoi petite fille : qu’attend une femme d’un
homme lorsque celui-ci lui fait part de ses
sentiments ?...
— L’argent, dit Dandagou avec un rire moqueur.
— Nous savons tous ici que la femme attend
que l’homme lui fournisse non seulement
le besoin physique et alimentaire, mais aussi
et surtout le besoin matériel. Nous n’avons
jamais vu un homme sous la responsabilité
d’une femme. Si cela était avéré, ce serait un
cas parmi tant d’autre. Et un tel homme n’est
rien d’autre qu’un vaurien. Mais nul n’accuserait une femme qui se fait nourrir, vêtir et
loger par un homme. Qui de celui qui donne
et de celui qui reçoit est supérieur à l’autre ?
Penser que c’est celui qui reçoit, c’est admettre que les enfants sont supérieurs aux
parents et les parents aux dieux. Comme des
parents les enfants attendent la protection et
les parents des dieux, la femme elle-même
attend de l’homme sa protection. Le jour
où les femmes tenteront de renverser cette
hiérarchie naturelle, alors surviendront les Andounian, L’enfant nangnango. 145
troubles et discordes sociaux. Et toute personne qui s’oppose à la stabilité sociale est
un criminel. Considère celles qui voudront
changer les choses comme tel. C’est pourquoi je m’inscris en faux contre le pasteur
qui souhaite que les femmes doivent avoir la
liberté de choisir leur époux. Il parlait tout
comme si l’on pouvait choisir par soi-même.
Qui d’un homme ou d’une femme a choisi la forme de son cœur ? Pourquoi donc
prétendre choisir ses sentiments ? Lorsque
l’homme dispose son cœur à un choix quelconque, il finit par se tromper. Car à tout
choix, précède la raison. Et la raison, est
l’ennemi d’un amour véritable et vrai. Or
dans le domaine de l’amour, la raison qui
précède le choix n’est pas pure, elle est
autre : ni raison, ni cœur. C’est là que réside
les pures illusions : lorsqu’au royaume des
sentiments, intervient la raison. Aucune de
nos mamans n’a jamais connu dès l’avance
nos papas ; et pourtant, l’amour s’est installé entre eux. Je crois bien que c’est cet
amour qui se constate à travers tous les enfants de notre cher Temkpé. Quoi de plus
agréable que l’union qu’engendre l’amour ?
Ne devrons-nous pas préférer la contrainte
qui unit que la liberté qui divise ? C’est ce
à quoi nous assisterons quand les femmes
voudront soumettre leur liberté à un éven- 146 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
tuel choix de partenaire : la fille se détachera
de ses parents et le jeune homme en fera
de même. Voilà l’origine de nos divisions
qu’on aurait pu remédier par un minimum
d’attention. De plus, votre taux élevé de
phéromone vous a destiné à une faiblesse
non seulement intellectuelle mais aussi physique. Comment voudrez-vous être l’égale
de l’homme ? Ne désirez pas ce qui peut
déstabiliser l’ordre naturel. Contentez-vous
plutôt de ce que la nature a voulu et vous
serez assez libre.
— Mais il y a des femmes aussi intelligentes
que les hommes.
— « Une hirondelle ne fait pas le printemps. Et
sache qu’il y a deux catégories d’hommes :
les vrais hommes et les homme-femmes.
Les premiers sont ceux qui n’ont connu
aucun problème chromosomique. Et là on
parlerait d’une anomalie. La maladie est
d’ordre naturel, nul ne saurait montrer le
contraire. Considère aussi ces femmes dites
intelligentes comme un problème d’ordre
biologique.
— Ce n’est nullement pas une question d’hirondelle ni de printemps, intervient Soigui.
Tu sembles bien ignorer le tout de notre
culture. A temkpé, de tels raisonnements ne Andounian, L’enfant nangnango. 147
peuvent guère être encouragés lorsque nous
savons que la femme représente l’image
même de nos cultes. Or, ôter les cultes de
notre cité, c’est la détruire. As-tu oublié le
fonctionnement de notre royauté ? Aucun
homme, quel que soit son statut social n’est
autorisé à garder le corps du roi si ce n’est
le Gnon Kogui. La double fonction de la
femme n’est plus une question d’école. Pendant que nous discutions ici, témoignage
de notre oisiveté nos femmes, elles, sont à
l’œuvre à la maison s’acharnant à préparer
le repas et à prendre soin de nos enfants.
Tout ce qui donne et préserve la vie doit être
relevé au plus haut niveau de l’existence.
La femme inspire la beauté de la vie et de
l’existence. Elle est celle par qui les valeurs
viennent au monde. Force de la persévérance, de la foi et de l’amour, elle est la valeur conjuguée et incarnée de notre société.
Nos combats ne serviraient à rien si par sa
présence elle ne nous encourage. C’est par
elle que nous comprenons le sens de la vie
puisqu’elle donne, elle-même la vie. Gagne
le cœur d’une femme et tu jouiras d’un bonheur divin. Méprise-la et tu vivras ton enfer.
Il est vrai qu’elle est marginalisée dans notre
cité, mais elle ne saurait demeurer ainsi pour
l’éternité. Le moment viendra où l’homme
oubliera que la femme a été l’objet de tant 148 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
mépris, où l’homme s’agenouillera devant
elle et l’adorer comme un dieu ; ou tout au
moins l’homme oubliera sa masculinité.
— Il y a des parties sombres de notre culture
qu’il faille revoir, en effet, dit Andounian.
— Lesquelles ? petit insolent, demanda Dandagou.
— Bah ! celle qui consiste à exciser les filles, ou
à les maintenir loin des débats politiques.
— C’est vrai petit. Les changements viendront
progressivement, dit Garigui.
— Vous avez la lourde responsabilité de changer les choses. Votre punition sera votre
échec.
L’exécration de Tabé et de Dandagou à l’égard des
femmes est due à leur échec social. Car à Temkpé,
on mérite sa femme. Pour conquérir le cœur d’une
femme, il faut avoir montré de l’amour pour le travail. Cette vision des choses justifie le nom du village : Tempkpé, ‘’les dévoreur de la terre’’. Ce village
légèrement situé sur une montagne est entourée de
terres cultivables et riches. Tout ce qu’on mettait au
sol germait nécessairement, et une branche d’arbre
tranchée repoussait. Même au sol, les arbres portaient des fruits, en leur saison. Ses arbres de toutes
les tailles font penser à l’origine de la terre. Mais à Andounian, L’enfant nangnango. 149
Temkpé, tout ceci est tombé dans l’oubli.
Tabé avait manifesté du remord après avoir tenu de
tel propos. Il manifesta le désir de s’excuser quand
la voix du gongonneur retentit.XVII
Le lendemain matin, une grande foule s’était
réunie sur la place publique pour voir et
écouter l’étranger. On s’impatientait, on
attendait quand même. A dix heures pile, l’étranger était là. « Ba’touré ! ba’touré ! ba’touré !...
pouvait-on entendre de part et d’autre à la vue de
l’étranger. Il lui faut un traducteur,pensaient-ils. »
Mais ce n’était pas nécessaire. Le Blanc commença
son discours en saluant l’assemblée dans la langue
locale à la grande surprise de tout le monde.
— Je vous salue habitant de Temkpé au nom
de celui qui m’envoie vers vous. Je viens de
la part de quelqu’un. Celui-ci s’appelle Jésus-Christ. Vous pouvez bien vous demander qui est Jésus-Christ. Et ceci est normal. 152 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Jésus-Christ est celui qui est venu avant
Mahomet. Il est le fils de Dieu.
— Fils de Dieu ? Mais de quel Dieu parlez-vous,
monsieur le Blanc ? demanda Dandagou.
— Le Dieu très haut, celui qui a créé le ciel et
la terre.
— Nous ignorons que Gusunon Bio Wuré ait
un fils. Comment cela est-il arrivé ? interrogea derechef Dandagou.
Le pasteur Bill expliqua la naissance de Jésus. Puis décrit la nature de l’homme avant
et après le péché et montra la nécessité pour
celui-ci de renouer avec Dieu afin d’être
sauvé. On écouta attentivement le pasteur
sans l’interrompre. A la fin de son discours,
il demanda à tous ceux qui veulent donner
leur vie à Jésus de s’approcher. Malheureusement personne ne s’avança. Le lendemain,
sous le manguier, Soigui, Garigui, Andounian et quelques autres étaient là ; discutant
du message de monsieur Bill.
— « Le pasteur dit des choses qui me bouleversent, stipula Soigui.
— Il a éclairé mon esprit sur certaine chose que
nous racontait le maître à l’école, dit Andounian. Andounian, L’enfant nangnango. 153
— Ce ne sont que des histoires. Ne prêtez aucune attention à ce qu’il dit, intervient Dandagou
— Pourtant ce qu’il dit est pertinent à mon
humble avis.
— Pas pour moi. Je crois au contraire que ni les
juifs ni les chrétiens et même nous, musulmans ne verront Dieu, articula Andounian.
— Quelle sottise ! Réagit Garigui.
— Il dit vrai, intercepta Tabé.
— Depuis quand approuves-tu les propos de
ce garçon ? Ironisa Dandagou.
— Voyez un peu l’évolution des choses, dit Andounian : du judaïsme, nous sommes passé
au christianisme et du christianisme à l’Islam.
Et au lieu que chacune d’elles périssent, ces
religions ont survécu. Conséquence logique ;
l’affrontement. Cette survivance, due à un
jeu de psychologie fait sur les populations
et sur les hommes en général, constitue la
racine de tous les maux de l’humanité. Nul
ne peut le nier aujourd’hui, ni même vous
malgré votre âge avancé, que notre humanité transporte un lourd fardeau : la guerre des
religions. C’est d’elle qu’elles sont nées, a-ton dit, et, justement, elles disparaitront par 154 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
la même cause. Mais notre humanité continue de subir parce qu’elle est constituée en
grande partie d’hommes ignorants. Mes
chers parents, l’ignorance est une maladie,
plus grave que toutes autres maladies ; elle
est l’enfer des hommes. Si hier, le judaïsme
était la religion légitime c’est-à-dire celle par
qui l’on verra Dieu, comme on nous l’a fait
connaître, dont le dépérissement a donné
naissance à l’Islam, né lui-même du christianisme de la même manière ; ne voyez-vous
pas là un grave problème ? Celui de la crédibilité ? Les juifs continuent de se dire élus de
Dieu ; le christianisme promet un nouveau
salut de l’âme dont Jésus-Christ est le canal
; et pour les musulmans, nul n’ira chez Allah
sans connaître Mahomet son envoyé. Ainsi,
la religion est devenue subjective. Finalement, personne ne verra Dieu.
Stupéfait par son esprit d’analyse, Garigui et Soigui se jetèrent des regards d’étonnement. Garigui
pensant pouvoir prendre l’enfant au piège, lui posa
une question
— Et les autres religions alors ? Les religions
traditionnelles ?
— Les autres religions ont déjà leurs dieux
sur terre, et les adeptes périssent avec eux.
Ces religions ne proclament pas le salut de Andounian, L’enfant nangnango. 155
l’âme après la mort, mais plutôt son bonheur terrestre, et celui du bien-être social.
C’est pourquoi, l’enfer comme le paradis,
dans ces religions est terrestre. A cet effet,
il n’est pas rare de les entendre dire : tout se
paie ici-bas.
— Ecoute petit ; nous te conseillons de ne plus
jamais tenir de tels propos ailleurs au risque
de perdre ta vie. Comme tu as toi-même reconnu que l’humanité souffre d’ignorance,
il faut reconnaître aussi que celle-ci tue, non
point l’ignorant mais celui qui ne se prétend
pas comme tel. L’ignorance des juifs a tué,
non pas les juifs, mais un juif, Jésus. Le
Blanc l’a dit hier. Donc fait gaffe mon vieux.
Allez ! Va t’amuser avec tes frères là-bas. »
Le jeune garçon fila et disparut comme un éclair.
Après le départ de l’enfant, Soigui se tourne vers
son ami et lui demande,
— « penses-tu que l’âge est le seul critère de la
connaissance exacte ?
— Je crois que non. Avec ce que je viens de
vivre, je dirai sans risque de me tromper
que l’âge ne détermine pas la connaissance
des choses. Ce qui me trouble d’un jour à
l’autre, ce sont les paroles du Blanc. Mais
ma place dans ce village ne me permet pas 156 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
de prendre position. Il a dit que nous portons une faute depuis notre naissance et que
nous devons tuer avant de rencontrer Dieu.
Ce qui est plus séduisant et frappant dans
tout ça, c’est quand il a affirmé que Dieu
était prêt à nous accepter si nous lui faisons
confiance à travers son fils Yésus. Aussi ditil qu’on peut être sauvé et devenir « Fils de
Dieu », que Dieu nous aimait, à tel point
qu’il éprouve de la tristesse lorsque nous le
rejetons et finissons par mourir dans notre
situation de pécheur. J’ai pu observer en lui
la manifestation d’un amour extraordinaire.
Il ne cessait de faire mention de l’amour
dans ses propos. L’amour est le terme qui
revenait régulièrement toutes les fois que je
l’écoutais. Un Dieu qui nous aimerait, est
un véritable Dieu. Tu sais bien que nous
aimons Andounian malgré ses caprices. Je
vois ce Dieu dont nous parle le pasteur,
comme nous, à l’égard de notre fils. Mais
à entendre le pasteur, l’Amour de ce Dieu
est encore plus grand. Il dit que ce Dieu
condamne le meurtre. Ce que nous avons
vu jusque-là, contredit ce que nous apprend
cet homme. Je vois ce même amour dont il
parle chaque jour dans ses yeux. Soigui, j’ai
toujours eu des doutes sur Dieu tel qu’on
nous l’avait présenté : un Dieu qui récompense les meurtres accomplis en son nom. Andounian, L’enfant nangnango. 157
Tout est nouveau chez cet autre Dieu. Tout
est nouveau. Mais je crains que notre fils
Andounian ne suive le pasteur, surtout avec
son esprit de liberté qu’il manifeste souvent.
— Non mon frère Garigui, je ne le vois pas làbas. As-tu entendu ce qu’il vient de dire ?
— Oui. Aussi pertinent que cela risque de lui
faire changer d’avis quand il rencontrera en
face Bill. Entre intellectuel, le débat sera encore riche… cette dernière phrase de Garigui fut interrompu par la voix de Dandagou
qui accourrait vers eux criant.
— Malheur à nous ! Malheur !
— Qu’y-a-t-il ? Parle, demanda Garigui les yeux
rouges et tout tremblant.
— Ba-ké… les mots sortaient difficilement de
sa bouche.
— Reprend tes esprits mon cher frère et parle,
lui dit Garigui.
Respirant profondément, Dandagou dit :
— Baké a suivi le Blanc. Elle a accepté le message du pasteur. Nous sommes foutus. Il
faut qu’on la décapite sur le champ… Après
un long silence, Garigui prend la parole et 158 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
dit :
— Ne précipitons pas les choses et n’agissons
pas pour susciter la colère des ancêtres.
Nous devons l’écouter.
Ils se dirigèrent tous vers la maison de Baké.XVIII
Lorsqu’ils arrivèrent chez elle, ils la trouvèrent
seule et toute heureuse. « Mais qu’est-ce qui
lui donne cette joie ? » s’interrogeait Dandagou. Ces mêmes interrogations se lisaient sur le
visage des autres aussi.
— « Soyez les bienvenues, dit Baké.
— Nous te saluons Baké au nom d’Allah, répondit Garigui au nom du groupe.
— De l’eau s’il vous plaît. Prenez de l’eau et buvez-en avec joie… ils se jetèrent un regard
d’étonnement voyant la fougue de joie qui
décrivait le visage de Baké.
— Baké ! interpella Garigui. 160 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
— Oui Bâ, répondit-elle.
— Nous venons d’apprendre une triste et dangereuse nouvelle. En tant que dignitaire du
village, même si ce titre ne nous ait pas attribué officiellement, nous ne saurons rester
sans réagir face à cette situation. Nous venons d’apprendre que tu t’es alliée à l’étranger et que tu as accepté son message. Est-ce
vrai ?
— C’est exact.
— Peux-tu nous dire ce qui t’a poussée à accepter son message ?
— Bâ, c’est une grande joie pour moi de vous
voir toujours vous soucier de moi et de ce
village. Je ne sais comment vous le reconnaître. Vous étiez là quand mon mari est décédé, et aussi présent bien avant son décès.
Vous avez élevé mon fils unique comme le
vôtre. D’ailleurs il ne se sépare jamais de
vous. Pour ceci je vous sais gré. En fait, depuis le décès de mon mari, je me suis senti
chargée d’un fardeau que je ne suis jamais
parvenue à décharger. Je pensais que les
dieux n’étaient pas avec moi, qu’ils m’ont
abandonné. Je ne sentais aucune joie de
vivre. J’étais toujours envahi par l’idée de finir avec ma vie et mes douleurs. Si ce ne fut
l’amour que j’avais pour mon enfant, j’aurais Andounian, L’enfant nangnango. 161
rejoint mon mari. Jusqu’au jour où de nulle
part apparaisse un individu inconnu, un intrus. Je n’avais guère envie de sortir ce jourlà pour l’écouter. Mais mon fils m’obligea.
Arrivé-là, j’écoutai le pasteur avec attention.
Il parlait tout comme si quelqu’un lui avait
révélé mon être intérieur. Alors que je me
croyais abandonnée par tous, le pasteur dit
qu’il y avait quelqu’un là-haut qui m’aimait
et qui veut m’aider, me décharger de mon
fardeau. Mon fardeau qui m’a toujours terrorisée, tourmentée. Au fur et à mesure que
je l’écoutais, j’avais tout de suite envie de
me jeter par terre devant lui ; surtout lorsqu’il s’exprima en ces termes : « Venez à
moi, vous tous qui êtes fatigués et courbés
sous un fardeau, et je vous donnerai du repos. Acceptez mes exigences et laissez-vous
instruire par moi, car je suis doux et humble
de cœur, et vous trouverez le repos pour
votre âme. En effet, mes exigences sont
bonnes et mon fardeau léger. »5
Depuis ce
jour, une voix au fond de moi ne cessait de
m’interpeller. Je ne pouvais pas lui résister.
Elle était si puissante et douce à la fois. Je
finis par aller voir le pasteur et lui demander
ce qui m’arrivais et ce que je devrais faire.
C’est alors qu’il me dit, « cette voix que tu
5- Mathieu chapitre 11 versets 28 à 30 162 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
entends, est celle du Seigneur Jésus-Christ.
Il veut te décharger ; il te suffit de lui donner
l’accès. Car, dit-il : « Voici, je me tiens à la
porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma
voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je
souperai avec lui et lui avec moi. »6
Après
tout, il me posa une seule question : veuxtu accepter Jésus-Christ ? Je n’hésitai point.
Depuis ce jour, j’ai senti une force s’emparer de moi et enlever tout ce qui me pesait.
J’ai été envahi par une extrême joie et cela
ne m’a plus jamais quittée. Voilà comment
je suis devenue ce que je suis aujourd’hui.
— Bien, dit Garigui. Nous venons tous de
t’écouter. Je vais à présent demander l’avis
de Dandagou et Soigui.
Se tournant vers ses compagnons il demanda :
— Qu’en pensez-vous ?
— Qu’elle renonce à tout devant nous… dit
Dandagou sans faire attention à ses larmes.
— Baké, feriez-vous ce que Dandagou vient de
dire ? Interrogea Garigui.
— Sous votre respect, je ne le peux.
6-Apocalypse chapitre 3 versets 20. Andounian, L’enfant nangnango. 163
— Alors qu’elle quitte tout de suite le village.
Rétorqua Dandagou, qui commençait par
ressentir de l’amour pour Baké comme au
premier jour.
— Non, Dandagou. Nous ne pouvons pas céder à ta demande quand bien même nous
en avons le pouvoir. Nous savons tous que
l’Islam n’est pas la religion qu’adoraient nos
pères et nous n’avons eu aucune menace
quand nous avons accepté la pratiquer. Ce
n’est donc pas aujourd’hui que nous allons
faire à autrui ce qu’on aurait pu subir. Il est
vrai que le roi mourra un jour ; mais nous
devrons faire de sorte qu’il ne meurt par
notre faute. Nous ne pouvons pas extirper
quelqu’un pour avoir manifesté sa liberté. Outre ceci, je pense que l’expérience de
notre sœur et le témoignage qu’elle vient de
nous rendre sont aussi émouvants que nous
ne saurions résister à son choix. Ce qui est
juste, dure ; mais ce qui ne l’est pas, meurt
au réveillon. Attendons et voyons la suite.
Pour l’heure, nous en avons assez. Nous ne
savons pas qu’elle serait la réaction de ton
fils quand il l’apprendra. Baké, notre prière
dans ce village, est de voir tout le monde
heureux malgré la situation que nous traversons. Ils étaient encore là, lorsque Tabé
entra tout en suffoquant. 164 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
— Que se passe-t-il Tabé ? demanda Garigui
les yeux bien écarquillés.
— Il se passa un drame à Arbonga, répondit-il.
— Mais quel drame ? interrogea Dandagou
tout en secouant son alter ego.
— Dix personnes viennent de perdre la vie
pour avoir mangé de kiro komko7
. Il se
pourrait que la vendeuse conserve ses vivres
à base d’insecticide. Ce produit eut raison
sur tous ceux qui ont mangé son repas.
— Nos femmes doivent éviter de tels comportements. Nous finirons par rendre nos enfants moins intelligents. Ces produits sont
dangereux, articula Garigui.
7 -C’est un gâteau à boîte, fait à base de l’haricot, qui se mange au
chaud accompagné d’huile.XIX
Le projet de construction de l’église, qui a
déjà reçu l’adhésion de quelques jeunes, ne
donnait pas le sommeil à Dandagou.
— Garigui, je ne crois pas qu’on puisse laisser
le pasteur raser les poils de notre anus, dit
Dandagou. Après avoir détourné dix de nos
jeunes, il veut maintenant une terre. Une erreur de la part du roi à céder une portion de
notre terre à cet individu souillerait à jamais
non seulement le trône mais aussi dangereusement notre terre ; la terre de nos ancêtres.
Si cela, par erreur se faisait, qui pourra apaiser la colère de nos ancêtres ? 166 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
— Les ancêtres sont déjà en colère Dandagou,
répondit Garigui. Ils le sont depuis bientôt
vingt et un an. Je me rappelle de la première
année de disette comme si c’était hier. On
n’aurait jamais imaginé qu’à Temkpé, les
marmites au feu seront dérobées. Il y a certaines choses qu’on aurait voulu oublier,
mais les traces laissées par cette famine font
désormais partie de l’histoire de ce village.
Laissons le pasteur faire ce qu’il a à faire.
« Prenez garde de rejeter un étranger qui
vient à vous » disait toujours mon père. Il le
tenait aussi de son père et son père de son
père.
— Je pleure nos valeurs. Ce pasteur ne cesse de
mépriser nos valeurs, les traitant de diaboliques et invitant les jeunes à les abandonner
au profit de son dieu. Un tel message n’est
pas à encourager, mon cher ami. C’est notre
identité qui est en jeu. Que deviendront
nos enfants si tous les jeunes le suivaient ?
Adieu ! Temkpé. Adieu ! notre identité.
Adieu ! le baatonu. L’heure est grave et je
m’étonne de ce que tu ne vois pas la gravité
de la situation.
— Je comprends bien ton inquiétude. Mais la
paix est préférable à tout autre chose ; et
la diversité doit être le fondement de notre
union et de nos valeurs. Andounian, L’enfant nangnango. 167
— « Que nos ancêtres nous préserve de toute
dérive » Conclut Dandagou.
Au moment où les discussions autour de l’affaire
pasteur s’écrasaient, apparaît Andounian le visage
dévoré d’inquiétude.
— Andounian ? interpella Dandagou, qu’as-tu
mon fils ?
— C’est le pasteur… A ces mots, Dandagou
jeta un regard diabolique à Garigui comme
pour lui dire : « Vois-tu le dégât que crée le
pasteur ?»
— Oui Andounian. Qu’a-t-il fait ? interrogea
Dandagou.
— Il a dit beaucoup de choses aujourd’hui sur
son dieu là. Il prétend que son dieu est mort
et qu’il est revenu à la vie après trois jours
passés au tombeau. Mais avant cela, qu’il a
réveillé un homme d’entre les morts. Tout
ce qu’il disait de son dieu me paraissait impossible ; mais il y avait une parfaite logique
dans ce qu’il disait.
— Mon fils, dit Dandagou, pour mépriser les
paroles du pasteur devant l’enfant et l’amener à se désintéresser à tout ce que celui-ci
lui dira après, c’est ce qu’on appelle de la
magie. Cela n’est pas nouveau pour nous. 168 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
Il est normal que tu sois stupéfait en entendant ces choses. Mais pour nous autres,
cela n’ébranlerait guère notre cœur. Car des
hommes, dans ce village, on en a vu et pas les
moindres. Le plus célèbre parmi eux, c’est
Worou Guiguisigou… Tous se rappellent de
Worou et surtout de la honte qu’on lui infligea. L’enfant voudrait tout de suite savoir
tout de ce Worou et de ce qui s’est passé. Il
demanda tout excité :
— Qui est Worou ?
— Je voudrais bien laisser le soin à Soigui de te
conter l’histoire de Worou, dit Dandagou. Il
a tout entendu et tout vu. Il a vécu les événements de fond en comble...
Le petit tourna son regard vers Soigui qui se tint
prêt à tout raconter. Sans attendre, il commença.
— Mon enfant, les vrais hommes ont existé.
Et Worou en fait partie. Mais il a joué avec
ce qui devrait être préservé. Comme son
nom l’indique, Guiguisigou, celui qui s’enterre vivant. Worou a compris une chose
qu’il n’oubliera jamais. Sa réputation venait
du simple fait qu’il se faisait enterrer vivant
et sortait indemne du tombeau sans aucune
intervention extérieure. Il a traversé des
maisons, des quartiers, des villages et des Andounian, L’enfant nangnango. 169
hommes et partout où il est passé, il s’est
fait un nom. Il apprit un jour, qu’il existait
un village où la magie ne marche pas ; un
village où n’existent que des hommes. Cette
parole lui sonna à l’oreille comme une provocation directe, un défi. Il résolut donc
de toucher aux testicules du lion. Ainsi, il
montrerait au monde qu’il était le premier
et le dernier des magiciens. C’est alors qu’il
décida de se rendre dans ce fameux village.
A l’époque, Worou ne craignait rien. Son
pouvoir l’avait aveuglé ; aveuglé à un niveau
où il oublia la mort. Kérou, petit village aux
grands hommes ; voilà où Worou s’est rendu. En ce temps-là, la renommée de Kérou
n’était pas ignorée. Arrivé à Kérou, Worou
fit appel au gongonneur et lui dit :
— Gongonneur ! J’ai une mission de la plus
haute importance pour toi aujourd’hui.
— Je suis à votre disposition mon seigneur…
lui répondit le gongonneur.
— Prend tes dues et va gongonner dans tout le
village ce message…
— Quel message mon Seigneur ?... demanda le
gongonneur, qui n’attend que ces moments
pour se nourrir.
— Va ! Dis aux Habitants de ce village qu’un 170 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
homme est arrivé et qu’il voudrait s’entretenir avec les hommes demain midi pile. Fais
de sorte que personne ne soit sous informé.
N’oublie pas de préciser les types d’hommes
que je voudrais rencontrer.
— Oui mon Seigneur : les vrais hommes. Mais
sous votre respect mon Seigneur… ?
— Oui je t’écoute.
— N’est-ce pas là une provocation ?
— Es-tu là pour juger du contenu d’un message ou de le transmettre tel qu’on te l’a dit ?
— Toutes mes excuses mon maître…
Le gongonneur passa le message conformément
au désir de Worou Guiguisigou. Le lendemain, à
l’heure voulue par le magicien, tout le village avait
répondu à l’appel. Hommes, femmes, enfants et
quelques étrangers étaient là. A midi pile, Worou
commença sa magie à l’attention totale de tout le
monde. Il appela quatre jeunes pour creuser une
fosse qui accueillera bientôt son corps. Lorsque
les jeunes eurent terminé de creuser le trou, il se
coucha. On le lia, les bras à même le corps, puis
on le jeta dans le trou. On emplit le trou du sable
jusqu’à en faire une bossue. Enfin, sur la tombe, on
mit du feu. Après cela, un silence total s’installa ; et
on attendait. Quelques minutes plus tard, survient Andounian, L’enfant nangnango. 171
Worou de nulle part. De part et d’autre, on s’interrogea sur ce qui venait de se produire. « Qui est
cet homme ? Se demandèrent les uns aux autres.
Nous n’avons jamais vu une telle chose. Ceci est
incroyable… »
Worou peut crier victoire. Il pouvait se dire au
fond : où est ce que disaient les hommes ? Mais,
mon fils Andounian, interpella Soigui, à Kérou, il
y a deux quartiers : Yadikparou et kaguigourou. Et
chaque quartier a ses hommes. Worou avait réussi
à Yadikparou, et il a vendu des bagues magiques à
deux cents francs cfa. Lorsque Worou apprit qu’il
y avait deux quartiers, il décida d’achever sa course.
Ayant pris la décision de descendre à Kaguigourou
pour parer sa victoire de bonheur et asseoir ainsi définitivement sa réputation, le chef quartier de
Yadikparou le reprit et lui dit, « Worou ! Suis mon
conseil, ne va pas à Kaguigourou car ils sont trop
stupides ; ils n’entendent pas raison là-bas.
— Chef quartier ! tes paroles me font du bien.
Si vous ne m’avez pas arrêter, ce n’est pas à
Kaguigourou que le contraire se produira.
Puis le magicien cria le nom du gongonneur.
— Me voici maître.
— Mon cher gongonneur, dit Worou, j’ai une
dernière mission pour toi. » Le magicien
lui tendit cinq cents francs, puis le char- gea du même message cette fois-ci pour les 172 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
hommes de Kaguigourou.
Le gongonneur se para de son tambour et alla
porter le message du magicien à Kaguigourou.
Lorsque le gongonneur termina d’annoncer son
message, la colère du chef du quartier fit perdre
la vie au tambour du gongonneur. Mais le chef fut
repris par quelqu’un qui lui dit que le gongonneur
était en mission et qu’en aucune façon, il ne saurait
être tenu pour responsable du message qu’il porte.
Le chef du quartier s’apaisa mais ne trouva pas le
sommeil ce jour, méditant sur les paroles du magicien. C’est alors qu’il se dit : lorsqu’une situation se
présente, on ne la résout pas seul. Très tôt de bonne
heure, le chef quartier alla de maison en maison,
visitant les grands hommes jusqu’à ce qu’il arriva
chez Ban’nan Kouma. Le chef quartier fit part du
message de Worou à Ban’nan Kouma qui sourit
aussitôt. Secouant la tête, Ban’nan dit au chef du
quartier qu’aucune situation ne saurait exister sans
trouver de solution, pas plus que celle-ci. Il rassura le chef quartier et le pria de rentrer chez lui. Il
se trouva que les deux quartiers étaient séparés par
une rivière. Pour quitter Yadikparou vers Kaguigourou, il te faut nécessairement traverser la rivière.
Après que le chef du quartier est parti, Ban’nan alla
au bord de la rivière et fit ce qu’il devrait faire. Ceci
étant, Worou ne pouvait guère traverser la rivière
sans abandonner, involontairement, ces gris-gris
dans la rivière. XX
Au moment où ils étaient en train de parler,
ils aperçurent un vieux géant et robuste qui
tenait en liesse quelques dizaines d’enfants.
On peut à peu près entendre : « salut camalade ! »
et les enfants répondaient : « camalade salut. » C’est
une formation militaire ou une partie de jeu ? En
tout cas, Andounian voulait savoir.
— Qui est ce vieux ? demanda t-il à Garigui.
— Ce vieux ? C’est Bah Kpérou, un ancien
combattant. Il a combattu aux côtés des
Français contre les Allemands. Il lui prend
parfois de s’amuser avec les enfants. Mais
le jour où ses facultés sont en place, de
bonnes idées proviennent de sa tête. Et je
crois qu’aujourd’hui de bonnes choses en 174 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
sortiront. Va ! suis-le, tu apprendras quelque
chose…
Andounian se trouva au milieu des enfants. Constatant sa présence, Bah Kpérou les fît asseoir par terre
au pied du baobab. Les enfants tinrent le silence et
Bah Kpérou se mit à dire :
— «Cette guerre n’était pas la nôtre. Et pourtant, nous avons combattu. Nous avons versé notre sang, nous avons perdu nos frères,
nos amis, nos coutumes, notre identité, pour
défendre un pays. De force, on nous a amenés ; loin de nos parents, de nos femmes,
de nos enfants et de nos terres, pour mourir
ailleurs sans dignité. Nous sommes morts
comme des chiens, sans sépulture. Nous
autres survivants, sommes jetés chez nous
comme des déchets dans une poubelle. Et
comme cela ne suffisaient pas, ils sont venus
encore nous arracher nos terres, nos valeurs,
notre identité. En vain, nous avons combattu. En vain, nous sommes morts. En vain,
nos sangs sont versés. En vain, nous avons
tout laissé. Et nous qui sommes frères, ou
qui devons l’être, nous sommes devenus des
ennemis. En notre sein est né la xénophobie,
l’ethnocentrisme, le régionalisme et le narcissisme. J’ai perdu un œil pour une guerre
qui ne me concernait guère. Aujourd’hui mes Andounian, L’enfant nangnango. 175
enfants, j’ai une seule guerre ; celle de faire de
vous de vrais africains. Apprenez désormais
à vous aimer. Partagez vos idées pour grandir ensemble. Et comme cette montagne debout, construisez cette société agonisante ;
et amenez-la jusqu’au sommet. Je ne vous
demande pas de prendre les armes qui tuent
le corps et versent le sang. Je vous demande
simplement de prendre quelques armes
pour combattre : la sagesse, l’amour, l’intelligence et la détermination. Ayez la sagesse
dans tout ce que vous faites ; l’amour de ce
que vous faites et de ceux pour qui vous le
faites ; l’intelligence dans tout ce que vous
faites ; et la détermination d’amener au bout
ce que vous avez entrepris. Que la diversité
des opinions religieuses ne vous divise, mais
qu’elle vous permette de vous approcher les
uns des autres. Ne forcez pas l’autre à accepter votre choix. Ton choix convaincra l’autre
par sa pertinence et non par la fougue avec
laquelle tu la défends. Oubliez ce qui vous
divise et cultivez ce qui vous unit. L’Afrique
de demain, c’est vous. Retenez qu’un jeune
sage, est un enfant bien fait ».
Ce discours de Bah Kpérou moralisa profondément
les enfants surtout Andounian. Le discours donna
une grande orientation à Andounian qui semble
trouver la résolution de l’énigme que ces pères
n’ont pas pu résoudre. Sans attendre, il alla retrou- 176 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
ver Garigui et Soigui pour demander une assemblée
générale le lendemain matin. « Mais Andounian !
Qu’as-tu de si important à dire et qui nécessite la
présence de tous les habitants ? interrogea Garigui.
— Pères ! vous savez bien que nous traversons
une grande et mauvaise situation.
— Oui, nous le savons bien et c’est justement
pourquoi nous ne voudrons pas embêter les
habitants, parce qu’ils en ont marre.
— Faites-moi confiance et convoquez un grand
rassemblement.
— Nous trouverons le gongonneur et l’annonce sera faite ce soir. Mais Andounian ?
N’attire pas sur toi la colère des dieux et des
habitants de Temkpé.
— Faisons-lui confiance mon cher frère, dit
Soigui.
Alors demain nous t’attendrons tous sur la
place publique. Nous ferons de sorte que
tous soient présents. XXI
I
l était bientôt l’heure et Worou était là. Les
habitants de Kaguigourou étaient là aussi ;
quelques-uns de Yadikparou avaient aussi traversé la rivière afin d’assister à la honte qu’infligera Worou aux habitants de Kaguigourou les durs.
Lorsque Worou vit les habitants de Kaguigourou,
il les provoqua davantage disant : « C’est de vous
qu’on m’a parlé ? Tête de mule ; vous allez voir
aujourd’hui ». Ces paroles narquoises donnaient du
sourire aux habitants de Yadikparou contrairement
aux autres qui étaient déconcertés.
On creusa bientôt le trou et il fallait maintenant
chercher, un embaumeur, celui-là qui mettrait le
corps de Worou dans le trou. Tambonou, le so- 178 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
phiste, le beau parleur, le rhéteur, celui-là même
qui fit connaître le récit aux autres, était désigné
pour aller à la recherche de l’embaumeur. Tambonou tomba sur Gankoré et lui fit comprendre qu’il
y avait un enterrement et qu’il est demandé. Arrivé sur les lieux, on lui présenta Worou. Gankoré
le voyant s’écria : « Depuis que j’ai commencé par
enterrer les hommes, je n’ai jamais mis en terre un
vivant et ce n’est pas aujourd’hui que je le ferai ».
Ces propos, donnèrent du courage à Worou le magicien, qui se voyait déjà vainqueur. Gankoré partit
sans essayer une telle expérience. On oublia Gankoré, puis Tambonou reprit ses recherches. On lui
demanda d’aller voir Sabi Worogo. L’homme au
courage de lion. Celui qui ne recule devant aucune
situation. Le diable tomba plusieurs fois amoureux
de lui sans succès. Pour le commun des mortels,
Worogo était l’incarnation du mal. Le regard piquant, la tête toujours en mouvement comme une
autruche aux aguets, il paraissait dans les récits
comme celui qui dévorerait tout enfant qui sortirait
de chez lui la nuit. Sa maison était toujours vide
avec son éternel fumée. Aucun voleur ne s’essaya
dans sa maison pour lui prendre quelques bourses.
Il réussit, on ne sait comment, à avoir une femme
qui lui fit un garçon.
Arrivé chez Sabi Worogo, Tambonou fit connaître
l’objet de sa venue. Une fois au parfum de l’affaire,
Worogo dit : « tu dis bien qu’un enfant est venu Andounian, L’enfant nangnango. 179
insulter la terre ? Si c’est cela, même les larmes aux
yeux, je l’enterrerai. » Après ses paroles, Worogo
demanda à Tambonou de lui accorder quelques minutes. Worogo entra dans sa chambre et sortit avec
une marmite dont l’extérieur ne donnait aucun appétit. Ayant pris la marmite, il la perça au bas, fit le
feu et se tâcha de préparer de la sauce. Ceci décontenança Tambonou qui dit : « mais Worogo ! Tout
le monde n’attend que toi et te voilà faire du feu
en perçant le bas de la marmite. N’est-il pas mieux
de me renvoyer que de me retenir ici ? ». A ces paroles de Tambonou, Worogo répond : « on raconte
que toi, Tambonou, tu n’as que des mots comme
pouvoir. Mais je te dis aujourd’hui ceci : lorsque tu
entres dans une forge et que tu vois le forgeron sortir un fer, et l’enfoncer dans la braise, ne demande
pas si tôt ce qu’il veut faire ; mais plutôt garde ta
patience et tu verras ce qu’il en sortira. » Tambonou
ne dit plus rien. Il tint sa patience. Lorsque Worogo
mit la marmite au feu, la sauce bouillait à la surface,
mais au bas ; rien. Aussitôt, un oiseau vint tomber à
l’intérieur de la marmite avec lequel Worogo termina sa soupe. Après avoir enlevé la marmite du feu, il
goûta à sa sauce, ce qui aussitôt changea son corps.
Le corps de Worogo était devenu aussi noir que le
charbon. A la vue de Worogo, Tambonou retrouva
le sourire, et se dit en lui-même : « aujourd’hui, un
nouveau jour se lèvera à Kaguigourou. » Après tout
ça, Worogo dit : « allons ! Tambonou ». Arrivé sur
les lieux, le chef du quartier de Yadikparou ayant 180 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
vu l’apparence de Worogo, s’approcha de lui et dit :
— Veux-tu enterrer Worou comme un grand ?
Worogo ! si tu le fais, Worou mourra, et tu
répondras de sa mort.
— Si moi je ne le peux, mon fils le fera, répondit-il.
On alla chercher le fils de Worogo qui se présenta
sur les lieux. Lorsque Worou aperçut son embaumeur, il le railla. Mais le fils retint son souffle. Le
fils de Worogo prit Worou et l’attacha. Avant de
l’envoyer dans le trou, il demanda à Tambonou de
chercher une petite fille ; une fille qui n’a jamais
connue un homme. Tambonou revint avec une fille
qui ne portait rien ; celle qui ne connait même pas
les secrets de la nudité. On lui demanda de pétrir du
sable et d’en faire trois tas ; ce qu’elle fit sans hésiter. Lorsqu’elle a fini de faire les trois tas, sa mère
sortit et dit : « nous savons tous que le nombre correspondant aux femmes est quatre. Ne donne pas
la mort à ma fille. Il lui faut faire un quatrième tas. »
Le fils de Worogo le lui accorda. Quand elle eut fini
de faire le tas, le fils entra dans le trou et demanda
le corps de Worou. Une fois le corps dans le trou,
il prit les quatre tas qu’il repartit autour du corps de
Worou : une, sous la tête, une autre sous le pied et
les deux autres autour des côtes. Quand il termina
ses cérémonies à l’intérieur, il sortit et demanda de
renverser tout le reste du sable. Le trou était rempli. Andounian, L’enfant nangnango. 181
On acheta du bois pour trois cents francs, qu’on
mit sur la tombe et on alluma le feu. Sur la tombe,
le feu était à son comble. Tout le monde retint son
souffle. On attendit. Les minutes s’égrenaient. Le
nombre de minute que Worou faisait pour se montrer au public, était dépassé puis rien. A cela, trente
minutes se sont ajoutées ; toujours rien. Worou
avait un disciple avec qui il se déplaçait toujours.
Voyant que son maître ne se montrait pas, il se leva
et fit le tour de la tombe tout en sautillant sans succès. Il prit alors une pioche traditionnelle, creusa au
milieu de la tombe en prononçant des incantations
dans diverses langues. Tout cela fut vain. Worou ne
se manifesta guère. Dépassé par les faits, le disciple
enleva son chapeau, ses chaussures et alla s’incliner
devant le fils de Worogo et devant les habitants de
kaguigourou et demanda leur clémence. On creusa le trou, et on sortit le corps de Worou du trou
comme une souris. A la vue du corps de Worou,
nul ne pouvait se douter de ce qu’il aurait vu. Le
fils de Worogo se plaça devant le corps sans vie
et cracha trois fois sur lui. Aussitôt, Worou ouvrit
les yeux et vit le fils de Worogo en face de lui. Le
fils lui dit : « si je te laisse survivre tu me donneras
trente mille francs. » En ces temps-là, trente mille
francs CFA était une fortune. Worou haussa la tête
en signe d’approbation. Le fils fit ce qu’il devrait
faire et Worou revint totalement à la vie. Ce jour-là,
Worou comprit qu’on ne peut pas être maître partout. « Quand tu te crois maître chez toi, ailleurs tu 182 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
seras apprenti, pensa Worou ». C’est par cette pensée de Guiguisigou que Soigui termina son récit.
— Mais ce Worou, vit-il toujours ? demanda
Andounian.
— Ô mon fils ! s’exclama Dandagou, quand
le pouvoir prend une place essentielle en
l’homme, il l’aveugle et l’asservit. Worou
Guiguisigou ou Banblémou comme d’aucuns l’appellent, a provoqué un roi, en organisant, parallèlement et dans le même
temps, la gaani. Cet acte n’était rien d’autre
qu’une provocation. En agissant ainsi, il se
faisait roi. Or, deux rois ne gouvernent pas
ensemble dans un même village. Banblémou
menaça le roi de mort ce que le roi fit aussi. Le roi mourut en premier et Blanblémou
suivit le lendemain. Ce sont là, mon cher
enfant, les fins de Banblémou. Un grand ne
meurt jamais seul. Et le roi comme Banblémou moururent en grand. XXII
Après ce récit, l’enfant retrouva ses esprits
et oublia un tant soit peu la parole du pasteur. Mais il était toujours préoccupé par la
situation du village, surtout par le sens de son nom.
Il n’hésita donc pas à demander à Garigui le vrai
sens de son nom.
— Bâ ! Pourquoi appelles-tu souvent mon nom
avec tant d’inquiétude ? interrogea-t-il.
— Mon enfant ! Andounian n’est pas ton nom,
c’est un mot, un mot qui décrit à la fois une
difficulté et une tristesse, une souffrance et
un découragement. La vie est faite d’embuche pour celui qui s’y connait. Mais pour 184 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
l’autre, la vie n’est rien ; l’autre qui vit dans
l’opulence et qui ne connait rien des difficultés de la vie. Celui qui n’a pas traversé
l’existence, est insensible face aux plaintes
des autres.
En effet, c’est l’histoire de deux amis : la
perdrix et le crocodile. Toutes les fois que
les deux se trouvaient ensemble, la perdrix
ne cessait de dire : andounian8
. Fatigué
d’entendre toujours ce même discours, le
crocodile demanda : « mais que signifie cet
‘’andounian’’ avec lequel tu m’importune
toujours ? » La perdrix regarda son ami avec
un air rempli d’inquiétude ; puis lui demanda : « veux-tu connaître andounian ? » Le
crocodile approuva. Alors, la perdrix donna rendez-vous à son ami. La veille de leur
rencard, la perdrix alla voir les chasseurs
de la région, leur notifiant qu’il y avait de
la viande pour eux demain et qu’en aucune
façon, ils ne doivent laisser cette viande
leur échapper. La perdrix venait ainsi de
conclure un accord avec les chasseurs à l’insu de son ami. Le lendemain midi, comme
prévu, le crocodile était là avant la perdrix.
Le rendez-vous était donné au beau milieu
8-Ce terme signifie littéralement ‘’Le monde’’. On l’emploie souvent
pour faire allusion aux différents changements tant négatifs que
positifs liés à l’existence. Andounian, L’enfant nangnango. 185
des hautes herbes de la brousse. A quelques
encablures, se trouvait une rivière.
Lorsque la perdrix arriva, elle trouva son ami
là. Après l’avoir salué, elle reprit son langage
ésotérique qui décontenança le crocodile.
« Est-ce là, ce dont tu parles toujours ? demanda t-il tout triste. Laisse-moi partir et ne
m’en parle plus jamais ». Au moment où il se
préparait pour retourner dans sa rivière, les
chasseurs ont mis le feu du côté de la rivière,
de sorte qu’il ne puisse pas s’en échapper en
plongeant dans l’eau. Alors qu’il courrait de
gauche à droit pour éviter le feu, les chasseurs se tenaient là et le nourrit de coups de
gourdins pour l’obliger à s’enfoncer dans le
feu. Voyant sa vie en jeu du côté des chasseurs, le crocodile n’eut d’autre choix que de
s’enfoncer dans le feu. Pendant ce temps, la
perdrix s’était déjà refugiée au sommet de
l’arbre le plus haut de la forêt observant la
scène. Au moment où le crocodile se précipitait pour enfin plonger dans la rivière, un
dernier chasseur réussit à lui envoyer un véritable coup sec. Mais il réussit quand même
à plonger dans l’eau. Le lendemain matin,
le crocodile était sorti des profondeurs de
l’eau pour sécher ses plaies au soleil. C’est
alors qu’apparaît son amie. Et comme à son
habitude, elle se mit à crier : « andounian ! »
A ces mots, le crocodile respira profondé- 186 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
ment puis retourna tranquillement sous
l’eau. Il comprit ce jour, que l’ombre existe,
qu’il existe des gens qui traversent des difficultés, qui traversent l’existence et qu’en
aucune façon on ne doit pas toujours rire
à gorge déployée, mais prendre un instant
pour prier en faveur de ceux qui pourraient
se trouver dans des situations difficiles.
— Les circonstances de ta naissance ne contredisent en rien le sens de ton nom. Et la situation que nous traversons demeure la grande
énigme que nous tentons de résoudre depuis bientôt vingt et un ans. Une telle situation, dans ce village, nous n’en avons jamais
connu auparavant. Tout allait bien jusqu’au
jour où tout a basculé en un clin d’œil. Et
depuis ce jour, rien de bon… conclut Garigui.
— C’est justement la raison pour laquelle je demande à rencontrer le peuple, dit Andounian.
— Oui, nous ferons ce que tu demandes, répondit Soigui.XXIII
Le lendemain matin, tous les habitants de
Temkpé étaient là attendant impatiemment
l’arrivée du messager. « Soigui ! interpella
Garigui, tu m’as dit de faire confiance à Andounian.
Voici bientôt trente minutes que tout le monde l’attend. Que dirons-nous à tout ce beau monde s’il ne
se présente pas ?
— Ne t’inquiète pas mon frère…
— Je suis déjà inquiet, coupa Garigui.
— Je crois qu’il sera là. Je crois bien… dit Soigui tout bas.
« Andounian ! Vient t’asseoir à côté de moi. »
Interpella Dandagou, ignorant totalement l’orateur
de cette réunion extraordinaire. Mais Andounian se 188 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
dirigea vers ses parents pour s’excuser de son retard. Garigui prit alors la parole et dit.
— « Chers habitants de Temkpé ! Cela fait plusieurs années que je ne me suis plus adressé
à vous solennellement. Notre terre Temkpé
souffre depuis bientôt longtemps sans qu’on
ne soit en mesure de trouver une solution.
Nos efforts jusque-là, pour comprendre ce
qui nous arrive, ont été vains. Ce matin, ce
n’est pas moi qui veux vous parler mais plutôt un des nôtres. C’est notre fils Andounian
qui a voulu cet assemblement. Je voudrais
que nous l’écoutions attentivement. Ne regardons pas son âge ni sa situation, mais
écoutons ensemble ce qu’il a à nous dire.
Andounian ! nous t’écoutons ».
L’enfant se leva et inclina légèrement sa tête vers
le bas en signe de respect. Andounian prit la parole
et s’adressait à ses parents, ses frères et sœurs avec
toute la déférence possible. Il observa quelques minutes de silence, signe de l’importance et du sérieux
de ce qu’il veut partager avec ses parents et paires.
Après ce silence, qui laissait déjà les larmes aux yeux
de quelques-uns, il s’adressa à eux en ces mots :
— « Chers habitants de Temkpé ! Mes chers
parents ; mes chers frères ; au nom de nos
ancêtres, je vous salue. Je vous salue avec
une profonde douleur et joie à la fois. C’est Andounian, L’enfant nangnango. 189
pour moi un très grand honneur de me tenir
devant vous et m’adresser à vous solennellement. Nos pères ont toujours chanté l’unité
de ce village ; aujourd’hui je vis cette unité.
Nos pères ont bâti ce village dans l’unité. Ce
qui fait ma joie, c’est justement que j’appartiens à ce village corps et âme. Autant que
nous sommes, nous devrons être fiers d’appartenir à ce village. De la mort de mon père
biologique jusqu’à ma naissance ; ou de la
disparition de gentils hommes de ce village,
dont je salue l’âme, j’ai toujours vu, la manifestation d’un peuple uni. Mes chers parents
et frères, ce sont là des choses qui font la
fierté de notre culture, de notre ethnie. Mais
aujourd’hui je pleure non pas avec les yeux,
mais avec mon cœur. Je pleure parce que les
difficultés qui nous assiègent risquent de
faire mourir ce que nous avons de plus cher.
Je ne veux pas parler, en ce jour de l’unité, ni
de l’honnêteté ou du courage. Je veux parler
d’une situation qui nous accable depuis fort
longtemps. Une situation qui a tourmenté
nos parents. Une situation qui nous a tant
traumatisés. Une situation qui nous a fait
oublier l’idée du bonheur. Une situation qui
nous dépasse en âge mais pas en intelligence.
Car aucune situation ne saurait exister sans
solution. Rien de ce qui existe, n’est audelà du pouvoir de l’homme. Ce qui nous 190 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
dépasse, c’est ce qui n’a pas existé. De ce
qui est, il y a toujours une sortie. Mes chers
parents, mes frères et sœurs, nous sommes
malades par notre propre faute. Cette affirmation laissa des chuchotements au sein de
l’assemblée. Notre erreur a coûté la vie à nos
enfants, nos sœurs, nos frères, nos mamans
et nos parents. Et bientôt elle nous coûtera
la vie aussi si rien n’est fait. Et rien de ce
que vous voyez ne sera plus. Il est temps de
nous repentir, de réparer ce que nous avons
détruit. La terre de Temkpé, nous le savons
tous, nous a donné la vie. Elle a nourri nos
aïeux, nos pères ; elle a nourri, aussi bien les
autochtones que les étrangers. Nous avons
jouit pleinement de cette excellente terre.
Mais en retour, de quoi a-t-elle bénéficié
de nous ? Il observa un silence ; et tous le
regardaient sans dire mot. Elle a bénéficié
d’une chose : la destruction. Un jour mon
papa Garigui m’a raconté l’histoire des
époques glorieuses de Temkpé. Une époque
où les enfants ne se préoccupaient ni de
quoi boire, ni de quoi manger lorsqu’ils
étaient dans la brousse avec les troupeaux.
Car, me disait-il, la nature leur fournissait
l’eau, les fruits et les herbes gratuitement.
Ils pouvaient même passer deux jours dans
la brousse sans s’inquiéter de l’essentiel de la
vie. Mais aujourd’hui, lorsque nous quittons Andounian, L’enfant nangnango. 191
la maison avec les bœufs, chargé de bidon
de bouillie et d’eau, nous revenons à midi,
avant de repartir de nouveau. La même situation s’est répétée et est devenue une règle.
Quand la routine devient la règle, bienvenu
le retard dans le développement. La chaleur
nous transperce les os, le soleil nous brûle
et la température qui se dégage de la terre a
fait fuir les eaux, de sorte que les deux sont
devenues ennemies. Et quand le soleil et la
terre s’unissent pour faire la guerre à l’eau,
les résultats sont fâcheux. Nos bœufs ne
mangent plus convenablement ; nos vivres
ne donnent plus ; et la pluie qui devrait nous
venir en aide, nous abandonne. L’heure est
grave. Mais qu’est-ce qui justifie cette malheureuse situation ? Rien, si ce n’est que le
coton…
— Le coton ? Qu’est-ce que le coton a fait ?
Interrogea gravement El Hadj Doga, l’un
des meilleurs producteurs du coton de
Temkpé. Le coton, c’est tout ce que nous
avons de plus cher ici à Temkpé. Et rien au
monde ne peut nous empêcher de le produire. Grâce au coton, nous faisons tout.
Nous marions nos enfants grâce à la culture
du coton. Nous célébrons les naissances et
les décès grâce à la production cotonnière.
Si nos enfants sont instruits, c’est grâce au
coton. Et toi, tu oses affirmer que la source 192 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
de nos maux est le coton. Si cet enfant n’a
rien d’autre à dire que ça, qu’il disparaisse de
notre vue.
— Je comprends bien ta préoccupation mon
cher papa. Mais je voudrais que tu nous
dises le nombre de tonnes que tu produisais
quelques années avant.
— Je produisais jusqu’à dix tonnes. Répondit-il
après un long soupir tout comme pour dire :
« je veux revivre ces moments ».
— Et aujourd’hui ? demanda derechef Andounian.
— A peine je suis dans les trois ou quatre
tonnes.
— Cher papa ! As-tu cherché au moins à savoir
ce qui en est la cause ?
— C’est difficile à expliquer, parce qu’on n’a
pas compris ce qui nous est arrivé.
— Justement que vous ne savez pas. Et c’est
là la difficulté. Car si vous le saviez, cette
réunion n’aura pas lieu. Chers habitants,
entre la culture du coton et celle du maïs ou
de n’importe qu’elle autre culture, laquelle
prend du temps ?
— Le coton. Répondirent-ils unanimement. Andounian, L’enfant nangnango. 193
— Le coton nécessite un entretien plus difficile que tout le reste. Il est, en plus, celui
qui nous retient le plus. Nous le semons
et re-semons. Nous le sarclons au-delà de
trois. En plus, on le caresse d’engrais plus
que les autres. Surtout, et ce qui est plus
dangereux, nous le traitons d’insecticides
plusieurs fois. Je ne vais pas me mettre à citer ici les dégâts que ces produits nous ont
causés. Vous craignez tous le produit plus
qu’un fusil braqué sur vous. Combien de personne ne sont-ils pas morts ici à Tempkpé
suite à l’usage de ces produits ? La cruauté
de certains les poussent à verser le produit
dans la rivière. Après cet acte, le spectacle
n’est pas à désirer. Aujourd’hui, ces poisons
n’existent plus, parce qu’il n’y a plus de pluie.
Mes chers parents, si vous voudrez m’écouter aujourd’hui, nous trouverons la solution
à notre situation. Depuis que la culture du
coton est devenue une compétition, depuis
ce jour, nos problèmes ont commencé. Ce
problème a commencé sans qu’on ne s’en
rende compte. Aujourd’hui que la situation
est à son comble, nous voilà. Nous avons
dégradé nos sols, détruit nos arbres et fait
fuir les animaux par notre simple avidité,
par notre égoïsme. Nous avons oublié que la
terre n’augmente pas d’étendue, qu’elle demeure telle. Le nombre d’espace que nous 194 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
avons occupé, est assez suffisant pour qu’on
subisse, ce que nous subissons. Quelle que
soit la quantité de terreaux que vous allez
mettre, la terre ne répondra pas. Le seul terreau dont nous avons besoin aujourd’hui,
c’est de rendre à la terre, ce que nous lui
avons volé.
— Comment cela sera-t-il possible ? demanda
El Hadj Doga.
— Il nous faut des arbres, répondit Andounian.
— Des arbres ! mais il y en a des arbres, réagit
Tabé. Il regarda tout autour de lui et ne vit
que le seul manguier sous lequel ils tenaient
la réunion. Il s’assit promptement.
— Le coton peut régler nos problèmes mais
pas ceux de nos enfants. D’ailleurs, la situation que nous traversons fait foi. Abandonnons-le pour autre chose. Pour ce qui,
non seulement peut nous nourrir, mais aussi et surtout protéger notre chère terre de
Temkpé. En agissant ainsi, nous nous sauverons et nous sauverons nos enfants.
— Que devrons-nous faire ?... Demanda
quelqu’un.
— Si mes parents le veulent, qu’on ordonne
partout, aussi bien à Temkpé que dans les Andounian, L’enfant nangnango. 195
environs, la plantation. Qu’on plante partout, selon la préférence de chacun, du
manguier, de l’anacardier, du goyavier, de
l’oranger, qu’on plante des arbres capable
de porter du fruit. Ensuite nous laisserons
quelques places pour nos vivres. Quelques
places pour les arachidiers, le sorgho, le
maïs, le soja, la patate douce, le manioc et
bien d’autres. Qu’on interdise la culture du
coton pour l’heure. Elle deviendra par la
suite un luxe. Chers habitants de Temkpé, si
nous voulons sauver Temkpé, voilà ce qu’il
nous faut faire. Mes chers parents Garigui
et Soigui, ainsi prend fin ce pour quoi j’ai
demandé à voir le peuple.
Après le discours de l’enfant, Garigui prend la parole et salua la patience de tous. Puis, comme cela
est de son habitude, demanda l’avis du peuple suite
à ce qui vient d’être dit. Après quelques brouhaha,
une voix s’élève et dit : « Nous ferons comme il l’a
dit. » Plusieurs autres voix suivirent. Tout le village
se mit d’accord pour l’expérience, avec à sa tête El
Hadj Doga. XXIV
Partout dans les villages, l’on s’attela à une
variété de plantations. On planta partout,
jusque dans les maisons. Bientôt, l’aspect de
Temkpé changea. On n’aperçut plus les cases et les
maisons ; on ne voyait que des arbres. Désormais
à Temkpé on ne voit qu’une seule couleur : le vert.
La terre de Temkpé était devenue verte. Mais un
problème se pose : « Que faire de tout ceci ? » Se
demandaient les uns aux autres. Car il y avait des
fruits en abondance, tellement que l’on commença
par se plaindre. La gestion devenait difficile. Gorigui et Soigui ne restèrent pas à la marge. Ils usèrent
de leur influence à l’extérieur pour implanter à
Temkpé deux usines : une usine pour transformer
les mangues en jus et une pour transformer les noix
d’acajou. Le changement radical que cela produisit 198 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
à Temkpé se fit entendre partout sur la terre.
Tous ces changements faisaient revivre de temps en
temps la mémoire d’Andounian. Le village le pleura pendant un an avant de se lancer dans le projet
qu’il a laissé. « Les grands hommes ne sont pas faits
pour durer, avait dit Garigui le jour de sa mort »
Temkpé a désormais retrouvé ce qu’il avait perdu.
Les habitants de Temkpé comprirent depuis ce
jour, que l’immortalité pouvait exister quelque part.
Dans un endroit où l’environnement est sain ; où
l’homme voit la nature comme lui-même ; où son
seul but est de voir la nature toujours verte ; de lire
à travers les animaux un sourire qui prédit une vie
heureuse et paisible. Ils comprirent que l’homme
ne pouvait vivre aussi longtemps que possible que
dans un environnement sain. Ils comprirent que
notre monde ne disparaitrait jamais tant qu’il retrouve le sourire des premiers temps. Ils comprirent
que l’homme ne peut vivre en paix et en bonne santé que dans un environnement où la terre n’est pas
dégradée ; où les arbres ne sont pas décimés ; où
les animaux ne sont pas pris en proie tous les vingtquatre heures ; où l’avidité de dominer les autres et
la cupidité, principes des vaines gloires, n’existe pas.
Ils comprirent que la seule vraie gloire réside dans
la capacité qu’a l’homme à être en paix avec luimême, avec les autres et surtout avec la nature. Ils
comprirent que la seule et vraie religion est celle qui
tourne son regard vers la nature. Celle qui cherche Andounian, L’enfant nangnango. 199
le bien-être de toute chose : de l’homme, jusqu’au
dernier des cailloux. Ils comprirent que pour mieux
vivre, il fallait renoncer à soi, à la science destructrice, à la religion fanatique et belliqueuse, à l’humanisme. Car de l’amour de soi, nait le mépris de
l’autre. De la science, nait le désir qui engendre les
troubles ; devenues matures, les troubles suscitent
la peur ; et la peur grandissante, sème la guerre, qui
à son tour encourage la science qui détruit l’humanité et la ramène à son seul pouvoir. De la religion,
survient le fanatisme, la diversité, les controverses.
Elle maintien l’âme captive par des sermons, des
rites et bien d’autres. Elle prétend préserver le salut de l’âme, mais favorise la destruction de ce qui
maintien l’âme en vie. De l’humanisme, nait l’orgueil et la domination. L’humanisme ramène tout
à l’homme et rien n’a de valeur que l’homme : c’est
l’origine de tous les maux.
A Temkpé, règne la paix, la joie, le bonheur. On
ne distingue plus les hommes des femmes, ni les
femmes des enfants. Nul n’a de propriété absolument privé et nul ne veut en posséder. A Temkpé, pas de science, pas de Religion qui divise, pas
d’humanisme, pas de cupidité. La seule science
qui demeure, c’est le jardinage ; et la seule religion
existante, est l’animisme. C’est ainsi que le village
de Temkpé retrouva une tranquillité et une paix
qu’aucune science, qu’aucune religion ne peut offrir. C’est ce que Temkpé a retrouvé ; et il faut que
le monde le retrouve. Nous aimons la nature et tout 200 Assan 1er Jumeau N’GOYE.
ce qu’elle contient. Vivons longtemps, sauvons la
nature. En mémoire d’Andounian, l’on changea le
nom du village…
Achevé d’imprimer à Cotonou en septembre
2020
Dépot légal: N° 12380 du 21/08/2020
3ème trimestre
Bibliothèque Nationale
ISBN: 978-99982-959-0-2
Editions Plumes Soleil
cél: 97-76-19-82/ 94-90-34-17
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